La prétendue pensée du prétendu philosophe Jean-Claude Michéa offre deux interprétations au lecteur attentif. La première, celle d’un Monsieur Michu, qui découvre le monde tout ébahi, et tente de le comprendre par ses moyens limités.
La seconde, celle d’un troll averti, un manipulateur propagandiste tentant délibérément de saboter le libéralisme par des contorsions idéologiques de mauvaise foi et de grossiers sophismes, avec pour objectif la fin du progrès, de la croissance, et, surtout, du Droit.
Dans les deux cas, cependant, cela en fait un idiot utile du néant : car la destruction du Droit, en fin de compte, ne profite à personne, et même ceux qui croient manipuler des idiots utiles afin d’accroître leur propre pouvoir se révèlent idiots utiles eux-mêmes ; en dernière analyse, les ennemis du progrès, de la société ouverte, du Droit et du marché libre ne servent guère que le néant.
Petit inventaire donc de ce que Michéa découvre — ou fait mine de découvrir1.
Les ennemis du Droit découvrent Michéa
La conférence qui suit a été donnée le 6 novembre 2015, à Nice, à l’occasion du 42e congrès du Syndicat des avocats de France (celui-ci, fondé dans la foulée de Mai 68, se distingue par sa volonté clairement affichée d’utiliser l’arme du droit au service d’une société plus juste et plus égalitaire).
— Conférence de Michéa, « Droit, libéralisme et vie commune »
Michéa s’inscrit ainsi d’emblée dans une longue tradition socialiste, celle du rejet du Droit — dénoncée déjà par Hayek — et de son remplacement par le pouvoir arbitraire de quelques individus, ceux qui décident de ce qui est « plus juste », de ce qui est « plus égalitaire », ou, variantes historiques, de ce qui relève du « bien commun », de qui est et qui n’est pas un « ennemi du peuple », etc.
Sa forme la plus pure a été exprimée par Pēteris Stučka :
в его последней стадии коммунизм представлятся не как победа социалистического права, а как победа социализма над правом вообще.
[Dans son stade final, le communisme ne constitue pas tant une victoire du droit socialiste qu’une victoire du socialisme sur le Droit lui-même.]
— Пётр Иванович Стучка, président du Tribunal suprême de la Russie soviétique, Энциклопедия государства и права, Vol. 3, 1927, p. 1593.
et mise en pratique par Сталин. Ce n’est donc pas un hasard si Michéa arbore fièrement les couleurs du СССР : l’Union des républiques socialistes soviétiques, L’Empire du Mal, représente en effet exactement le régime auquel ses idées mises en pratique conduisent inévitablement (que cela soit, ou non, ce qu’il souhaite consciemment)2.
Michéa découvre le libéralisme
Dans « Droit, libéralisme et vie commune », Michéa semble montrer une compréhension relativement correcte du libéralisme :
le droit naturel de chacun à vivre comme il l’entend (à faire, par exemple, ce qu’il veut de son temps, de son corps, ou de son argent). La seule limite qu’un libéral puisse concevoir à l’exercice d’une telle liberté ne pourra donc être que l’égale liberté dont disposent les autres membres de la société.
ou encore :
Considérons, par exemple, la question, devenue emblématique, du travail dominical (ce n’est pas par hasard si [sic] le premier essai de Proudhon, publié en 1839, était une Célébration du Dimanche). Du point de vue libéral, ma décision de travailler le dimanche ne regarde évidemment que moi et mon employeur (il s’agit d’un simple contrat privé entre deux adultes consentants). Et du moment que je vous reconnais le droit symétrique de ne pas travailler le dimanche (autrement dit, que je ne cherche pas à vous enlever la moindre liberté) une telle décision se présente forcément comme la conséquence logique de mon droit « naturel » à utiliser mon temps personnel « comme je l’entends ». La situation serait exactement la même s’il s’agissait d’un contrat liant une prostituée à son client, ou une riche bourgeoise de Beverly Hills à une mère célibataire mexicaine chargée de porter son enfant à sa place (cette forme de GPA — destinée à épargner aux femmes riches les désagréments physiques d’une grossesse — est en train de se répandre à vive allure aux États-Unis). D’un point de vue strictement libéral le questionnement philosophique doit nécessairement s’arrêter là.
Deuxième point positif, sa critique d’une certaine gauche « liberal » — au sens américain, donc — dont les velléités d’étendre les faux droits (droits « positifs ») sous couvert de « liberté », « tolérance », ou « non-discrimination » mènent inéluctablement à l’impasse et à l’implosion sous ses contradictions inhérentes :
Tout comportement légitime aux yeux des uns (porter la burka, caricaturer Mahomet, consommer des drogues, pratiquer le lancer de nain, fumer dans l’espace public, ou suggérer, dans un clip publicitaire, que le Père Noël n’existe pas) pourra, en effet, être à présent perçu par d’autres comme une atteinte intolérable à la manière de vivre qu’ils ont librement choisie et, par voie de conséquence, à leur « fierté » particulière ou à leur « estime de soi ». (Il y a une dizaine d’années, un mouvement d’extrême gauche avait même poussé ce processus de déconstruction des « stéréotypes » populaires jusqu’à défendre l’idée que « vol, viol, meurtre ne sont que des délits d’opinion ».)
Troisième — et dernier — point positif, il semble aussi avoir vaguement identifié le problème central que toute philosophie politique doit résoudre :
Car la cohérence pratique d’une telle construction repose entièrement, en effet, sur l’idée qu’il est toujours possible de conférer un sens juridique précis au fait de « nuire à autrui ».
Michéa ne découvre pas la propriété privée
Mais c’est à partir de là que ça se gâte :
Car la cohérence pratique d’une telle construction repose entièrement, en effet, sur l’idée qu’il est toujours possible de conférer un sens juridique précis au fait de « nuire à autrui ». Certes, pour les libéraux classiques — disons un Benjamin Constant ou un John Stuart Mill — il s’agissait là d’un point qui ne soulevait aucune difficulté particulière, pour peu qu’on accepte de faire preuve d’un minimum de bon sens ou d’un peu de réflexion rationnelle. Mais cela tient d’abord au fait qu’ils vivaient dans une société capitaliste tout juste naissante et qu’ils prenaient donc encore appui, à leur insu, sur un héritage moral et philosophique partagé dont personne, à l’époque, n’aurait songé à « déconstruire » le principe. Pour ces libéraux historiques il allait de soi, par exemple, qu’il existait des critères suffisamment solides pour distinguer, dans la plupart des cas, un individu « sain d’esprit » d’un fou, un enfant d’un adulte, ou un homme d’une femme.
À partir de là, en effet, Michéa mélange tout. Définir « nuire à autrui », dans le cadre du Droit (le « sens juridique » qu’il mentionne), c’est définir là où s’arrête la liberté des uns et commence celle des autres, c’est définir dans quels cas il est légitime d’user de violence pour empêcher ou punir un acte de « nuire à autrui », c’est donc, par définition, proposer une théorie des droits de propriété :
Any political philosophy that is not construed as a theory of property rights fails entirely in its own objective.
[Toute philosophie politique qui n’est pas construite comme une théorie des droits de propriété passe complètement à côté de son objet.]
— Hans-Hermann Hoppe, « Intimidation by Argument–Once Again », Liberty Magazine, vol. 3, no 2, novembre 1989, pp. 37-39.
En revanche, distinguer un homme d’une femme ? On se demande bien pourquoi, du point de vue du Droit. Le libéral Spooner, par exemple, écrivait en 1877 : « Women are human beings, and consequently have all the natural rights that any human beings can have. [Les femmes sont des êtres humains, et ont par conséquent les mêmes droits naturels que tout autre être humain.] » Dès lors que hommes et femmes sont des sujets de Droit et qu’ils ont exactement les mêmes droits, alors le juge libéral n’a pas à aller vérifier ce qu’ils ont entre les jambes avant d’émettre un jugement. Et toute la discussion sur les hermaphrodites, les transsexuels, le mariage pour tous, etc. est ainsi un non-problème absolu pour le Droit libéral.
C’est, bien entendu, dans ce nouveau contexte « postmoderne » (dont l’entrée du système de production capitaliste dans sa phase néolibérale représente, à partir de la fin des années 1970, l’arrière-plan politique et économique) qu’il va devenir de plus en plus compliqué de continuer à assigner à l’acte de « nuire à autrui » un sens précis et univoque.
Tout d’abord, il n’y a pas de « phase néolibérale ». Ensuite : de plus en plus compliqué ? Michéa peut-il vraiment ignorer que cette question est justement ce qui a été résolu de longue date par les philosophes libéraux, à tel point qu’un Schopenhauer le mentionne en passant comme une évidence :
Une autre preuve du caractère négatif qui, malgré l’apparence, est celui de la justice, c’est cette définition triviale : « Donner à chacun ce qui lui appartient. » Si cela lui appartient, on n’a pas besoin de le lui donner ; le sens est donc : « Ne prendre à personne ce qui lui appartient. » — La justice ne commandant rien que de négatif, on peut l’imposer : tous en effet peuvent également pratiquer le « neminem læde ». La puissance coercitive, ici, c’est l’État [c’est A.S. qui souligne], dont l’unique fin est de protéger les individus les uns contre les autres, et tous contre l’ennemi extérieur.
— Arthur Schopenhauer, Le Fondement de la morale, « Première vertu : la justice »
La réponse donnée par les libéraux a toujours été la propriété privée — propriété, mot qui n’apparaît qu’une seule fois dans le texte de Michéa, et c’est dans une citation de Marx, c’est dire.
Michéa peut-il vraiment l’ignorer ? Il entrevoit bien que la solution aux contradictions du « libéralisme culturel » serait dans le « libéralisme économique » — solution qu’il s’empresse de balayer d’un revers de main :
Mais la logique du marché, ne pouvant connaître, par définition, aucune limite morale ou naturelle, en vient nécessairement, tôt ou tard, à subvertir le monde du Droit lui-même
Il ne semble pas concevoir que la solution libérale n’est justement pas économique (ni, évidemment, « culturelle ») mais de l’ordre du Droit — le droit de propriété — et que ce n’est pas uniquement la solution à ces « conflits du libéralisme » qu’il s’est inventés de toutes pièces, mais bien à tout problème politique.
Michu découvre (impressionné) la démocratie
Toutes ces questions ont donc été réglées depuis bien longtemps par le libéralisme. Et ce qui est révélateur, c’est que, par ailleurs, elles n’ont été réglées par aucune autre philosophie, et certainement pas par une quelconque proposition de Michéa : car que propose-il comme alternative à la philosophie libérale du Droit ? Une approche d’une naïveté touchante :
Bien entendu, un débat de type philosophique — prenant donc en compte les effets politiques, économiques, psychologiques ou moraux de telle ou telle revendication sur la vie commune — pourrait permettre dans un grand nombre de cas (à condition d’être démocratiquement organisé) de s’accorder sur une distinction raisonnable entre ce qui constitue un véritable progrès social et humain et ce qui ne représente, au contraire, qu’une expression de la décomposition marchande du lien social (voire, dans certains cas, un pur délire idéologique).
On croirait lire le héros adolescent — s’apprêtant à rejoindre, lui aussi, l’Empire du côté obscur — d’un célèbre navet hollywoodien : « We need a system where the politicians sit down and discuss the problems, agree what’s in the best interests of all the people, and then do it » (c’est nous qui soulignons).
Certes, « suggérer, dans un clip publicitaire, que le Père Noël n’existe pas » n’est pas contraire au Droit libéral, mais cela nous fend tout de même le cœur que de devoir le lui annoncer : Arrow est passé par là (quoique Condorcet aurait suffi), de même que Hayek, Čuhel, Robbins, etc. Être « démocratiquement organisé » ne résout, en soi, ainsi rien du tout, et « distinction raisonnable » n’offre aucun outil de découverte de Justice — contrairement au cadre conceptuellement clair de découverte du Droit et de règles déterminées a priori et non ad hoc. La « common decency » ne pouvant être déterminée de manière non-équivoque, pas plus que les « best interests of all the people », il s’agit dans les deux cas simplement de donner à quelques politiciens le pouvoir d’organiser la société selon leurs caprices.
D’ailleurs, au fond, la France n’est-elle pas une démocratie ? Les classes populaires, imbues qu’elles seraient de « common decency », n’ont-elles donc pas le droit de vote, et ne sont-elles donc pas majoritaires ? N’ont-elles pas également diverses institutions non législatives telles que syndicats, églises, associations ? Qu’est-ce qui empêcherait donc ce brave petit peuple de vivre sa vie, faire ses choix politiques, et même s’organiser de manière non marchande selon sa supposée « common decency » ?
Et quel est l’apport de Michéa en tant que philosophe, quelles sont ses propositions politiques, au-delà d’affirmer « je trouve indécent de travailler le dimanche », sans plus d’arguments qu’une madame Michu qui dit la même chose, ou une madame Michu qui dit le contraire ? Que suggère-t-il donc au « peuple », qui, à supposer que Michéa ait raison et qu’il soit imprégné de « common decency », ne l’aura certainement pas attendu pour la pratiquer ? Seraient-ce donc deux-trois mariages gays célébrés par d’infâmes bourgeois-bohèmes de la capitale ou l’installation de quelques fast-foods qui soudain empêcheraient le brave peuple de continuer à vivre une paisible existence Michu-compatible ? Et à l’appui de quel argument philosophique Michu propose-t-il donc de s’attribuer le droit (car c’est bien de cela qu’il s’agit en fin de compte) d’imposer son opinion à l’ensemble de la société, y compris et surtout, bien sûr, à ceux du « peuple » qui ne sont pas de son avis (impasse classique du « collectivisme ») ?
Quelle innovation Michéa propose-t-il donc d’apporter à la démocratie, si ce n’est que les termes du débat soient décidés... par Michéa ? Car en effet, comment espère-t-il donc que les participants au débat démocratique tiendraient compte, comme lui, Michéa, le souhaite, de la « décomposition marchande du lien social » pour prendre leur décision, et non pas, par exemple, des phases de la Lune ou de la température du jour ? Et comment espère-t-il les en convaincre si ce n’est par les moyens qui lui sont offerts déjà actuellement aussi bien par la démocratie que par le marché ? Ou serait-ce qu’il espère plutôt les y contraindre — en limitant la démocratie, mais alors, par quel procédé exogène à la démocratie ? Mystère, nous n’en saurons pas plus que ce petit paragraphe sur le projet de société que Michu-Michéa oppose à l’Empire du moindre mal — mais peut-être que sa tenue vestimentaire nous fournit un second indice ?
Michéa découvre (péniblement) le Droit
Michu-Michéa, donc, qui estime nécessaire de citer Orwell — cela nous en dit long sur sa propre réflexion — pour constater qu’« il y a des choses qui ne se font pas ». Fort bien, mais osons l’inévitable question : lesquelles !?
Le rôle du philosophe du Droit — et c’est bien sur ce terrain que Michu se place dès lors qu’il critique le libéralisme — est précisément de répondre à cette question :
Toute loi, tout droit pose donc la question : est-il légitime d’utiliser la violence contre une personne qui ne respecte pas cette loi ou ce droit ? Pourquoi ? Parce que le but du Droit (ou de la législation qui prétend le remplacer) est précisément de déterminer qui a le droit de faire quoi avec quoi. Répondre à cette question est précisément le programme de recherches de la philosophie du Droit, et donc le programme appliqué de tout parti politique ou mouvement anti-politique. Si l’on n’y a pas répondu, alors on en reste à la situation par défaut, qui est de ne pas se poser cette question, et agir comme bon nous semble en toutes circonstances.
— Jan Krepelka, « De l’impossibilité du non-libéralisme »
Et Michéa, justement, se garde bien de donner une réponse claire à la question. Comme tous ses sinistres prédécesseurs, il veut le pouvoir de décider ad hoc de « ce qui constitue un véritable progrès social », anti-concept du moment pouvant tout aussi bien être remplacé par « ce qui constitue le bien commun », « ce qui constitue l’intérêt national », etc., ouvrant ainsi la voie à l’arbitraire juridique complet.
Benjamin Constant a déjà très bien répondu à ce genre de divagation — il répondait, lui, à l’utilitarisme de Bentham, mais les adversaires du libéralisme ont fait si peu de progrès depuis que nous pouvons remplacer « utilité » par « common decency » ou même « dignité humaine », et la critique sera exactement la même :
Dites à un homme : « Vous avez le droit de n’être pas mis à mort ou dépouillé arbitrairement » ; vous lui donnez un bien autre sentiment de sécurité et de garantie que si vous lui dites : « Il n’est pas utile que vous soyez mis à mort, ou dépouillé arbitrairement. » On peut démontrer, et je l’ai déjà reconnu, qu’en effet cela n’est jamais utile. Mais en parlant du droit, vous présentez une idée indépendante de tout calcul. En parlant de l’utilité, vous semblez inviter à remettre la chose en question en la soumettant à une vérification nouvelle.
Car c’est bien cette « vérification nouvelle » que Michéa introduit par sa « common decency » soumise au « débat démocratique ». Comme alternative au libéralisme, Michéa ne propose rien d’autre qu’un socialisme pseudo-démocratique épuré des derniers restes de Droit, une société soumise à l’arbitraire, non pas même d’une véritable démocratie (certainement pas le modèle suisse et sa « neutralité axiologique »3), mais bien plutôt la « démocratie » des soviets et des troïka décidant, après débat, à la majorité, selon leur « common decency », s’il faut vous envoyer au Goulag ou vous exécuter directement. Ou comme, puisqu’une fois rejeté le Droit, on n’est plus à une « vérification nouvelle » près, s’il faut, finalement, vous sortir du Goulag pour vous exécuter quand même.
Bien sûr, Michéa nous répondra certainement que lui-même, selon sa « common decency » à lui, ne voterait pas pour nous envoyer au Goulag s’il est dans une telle troïka — ou du moins pas pour nous exécuter. Ou du moins pas s’il aime bien notre tête. Ou du moins pas dans un premier temps... (Et que le t-shirt URSS c’était juste une blague — d’ailleurs nous croisons tous tous les jours des personnes portant des croix gammées « juste pour rire » également, n’est-ce pas ?)
Or, c’est précisément à cela qu’a répondu Benjamin Constant il y a deux cents ans : le travail du philosophe politique est justement de proposer un système de garanties institutionnelles rendant possible la coexistence pacifique en société4, et, entre autres, rendant impossible l’avènement de goulags. Qu’un Michéa rejette les réponses étayées fournies par les libéraux depuis des siècles, sans proposer lui-même la moindre solution sérieuse au problème, nous permet de mesurer toute l’étendue de sa contribution à la philosophie politique : néant.
Michu découvre (effaré) la logique
Michu semble aussi particulièrement naïf lorsqu’il « découvre » qu’une modification législative, telle que la légalisation du travail du dimanche par exemple, aurait des conséquences au-delà des individus directement concernés. Or, toute personne qui sort de chez elle va affecter le monde, potentiellement par des réactions en chaîne aux conséquences imprévisibles — et alors ?
C’est précisément l’objet de la philosophie politique que de déterminer ce qui est pertinent pour le Droit et ce qui ne l’est pas — par exemple, qu’aller acheter sa baguette chez un boulanger B plutôt que chez un boulanger A n’est pas la même chose que de vandaliser le magasin de ce dernier, même si les difficultés économiques que cela lui causera peuvent être les mêmes.
Abandonner cette question à un hypothétique accord démocratique, ce n’est pas y avoir mal répondu, c’est ne pas y avoir répondu du tout. Car une fois que ce débat, politique, a bel et bien lieu (comme c’est le cas en Suisse par exemple, où ce genre de questions se règlent par votation populaire), quel peut-bien être l’apport d’un Michéa à la discussion, si ce n’est son opinion personnelle sur la question, nullement plus pertinente que celle de n’importe quel autre monsieur Michu ?
De même, le libéralisme fournit une réponse claire et sans équivoque à la question de savoir si l’État a ou non le droit d’interdire certains produits comme l’alcool, le cannabis ou le tabac. Michéa, en revanche, n’en apporte aucune, semblant tout au plus se satisfaire d’un statu quo dû à des hasards historiques sans pertinence particulière — l’opinion d’un vulgaire conservateur, en somme, et certainement pas d’un philosophe :
Rien n’interdit ainsi qu’on puisse un jour avoir, en simultané, la légalisation du cannabis et l’interdiction du tabac ; le combat contre la prostitution et la proposition de créer un corps d’« assistantes sexuelles » (sur le modèle de la Suède, cette Corée du Nord du libéralisme culturel) destiné à satisfaire la libido des personnes handicapées, et ainsi de suite. Fuite en avant aussi surréaliste qu’évidemment dénuée de tout terme assignable. [Sic — les heureux esclaves du merveilleux régime socialiste nord-coréen apprécieront la comparaison avec l’horreur indicible d’un service d’assistantes sexuelles pour handicapés.]
L’interdiction du tabac a, en effet, été proposée en France par le socialiste Jacques Attali... Et on se demande bien ce qui l’empêcherait dans le merveilleux système michéiste de soviets délibérant au nom de la « décence commune », d’ailleurs5. Quant à la « drogue », doit-on vraiment lui rappeler l’historique de son interdiction ? Croit-il vraiment que cette dernière résulte d’un « accord raisonnable » ?
Nous pourrions aussi nous demander, en quoi une telle situation serait-elle plus absurde que l’actuelle ? Après tout, selon n’importe quel critère logique de dangerosité ou de dépendance, de « santé publique » ou de « bien commun », l’interdiction du tabac serait certainement plus justifiable que celle du cannabis...
Mais là encore, le libéralisme n’entre pas en matière et offre une réponse simple et cohérente : l’État n’a aucune légitimité pour interdire ni l’un, ni l’autre (et encore moins la prostitution). Quelle réponse objective offre Michéa, ou le socialisme en général ? Strictement aucune6.
Michéa appelle « décence commune » ses propres préjugés, sa volonté de vivre dans une société qui ne choque pas sa sensibilité (elle-même issue de hasards historiques, et non d’une quelconque réflexion), où le tabac est légal parce que lui-même en fume, tandis que le cannabis est illégal parce que lui-même n’en fume pas, de même que le dimanche est jour de repos, et non, par exemple, le samedi — « commune » qu’il faut donc traduire par « commune à moi, je, moi-même et ceux qui sont d’accord avec moi ». A-t-il en effet été faire voter la population, ou même sollicité un sondage, avant de s’indigner de l’existence d’assistantes sexuelles pour personnes handicapées ? Et on se demande bien d’ailleurs en quoi cela pourrait bien empêcher en quoi que ce soit la « vie commune » des personnes qui ne sont ni handicapées, ni assistantes sexuelles : on voit ici toute l’ampleur de son intolérance, de son mépris pour quiconque ne partage pas ses opinions subjectives, de son arrogance en somme, ô combien typique des constructivistes.
Michu-Michéa découvre le néant
Le libéralisme résout donc le problème central du Droit, ce qui dans le domaine de l’économie se traduit par une prospérité sans précédent, prospérité qui elle-même nous offre le luxe de pouvoir nous poser toutes sortes de questions morales, et d’y trouver des réponses au-delà du Droit.
Michu-Michéa, vêtu de son t-shirt aux couleurs de l’URSS, régime voué ab initio à la destruction du Droit (et par extension de la vie et de toute relation civilisée entre êtres humains), trouve que ce n’est pas assez... Pour sa part, s’il semble bien acquiescer à la « nature profondément criminelle du système stalinien (et maoïste) », propose-t-il la moindre ébauche de solution pour éviter qu’une telle catastrophe se reproduise ? On retrouve un peu la (fausse) naïveté d’un Хрущёв dans son « Discours secret », tel que commenté par Kołakowski :
Po prostu Stalin okazał się obłąkanym zbrodniarzem i był osobiście winien wszystkim klęskom i nieszczęściom narodu; w jaki sposób i dzięki jakim społecznym warunkom oszalały i krwiożerczy maniak mógł przez ćwierć wieku sprawować despotyczną i nieograniczoną władzę nad dwustomilionowym krajem, który nieprzerwanie, przez cały ten czas, był szczęśliwym posiadaczem najbardziej postępowego i najbardziej demokratycznego ustroju w dziejach ludzkości — tego z wykładu Chruszczowa dowiedzieć się niepodobna.
[Staline aurait simplement été un criminel et un maniaque, à blâmer personnellement pour toutes les défaites et tous les malheurs de la nation. Quant à savoir comment, et dans quelles conditions institutionnelles, il fut possible pour un tel paranoïaque assoiffé de sang d’exercer pendant un quart de siècle un pouvoir despotique illimité sur un pays de deux cents millions d’habitants qui, pendant toute cette période, était pourtant censé être doté du système de gouvernement le plus progressiste et le plus démocratique de l’histoire — à cette énigme, le discours n’offrait aucune réponse.]
— Leszek Kołakowski, Główne nurty marksizmu, tome. III, Rozkład, pp. 450-4517.
Et quiconque a, contrairement à lui, justement, ne serait-ce qu’un semblant de théorie de l’État, de culture historique, et de réflexion sur le rôle des institutions et des protections concrètes des droits individuels, ne peut guère avoir de doute sur le fait qu’une prise de pouvoir michéiste aurait précisément le même genre de conséquences. Ainsi, qu’il en soit lui-même conscient ou non, Michéa « l’inclassable »8 est à classer sans hésitation parmi les idiots utiles du néant.