Nous avons vu que le laissez-faire est la philosophie de la civilisation, nous avons vu qu’il est la philosophie de la modernité, et nous avons vu qu’il est la philosophie du futur de l’humanité. Passé, présent et futur de l’humanité en tant qu’ensemble d’êtres rationnels ayant dépassé la vie animale sauvage, bâti la société moderne, et s’apprêtant à vaincre la mort et conquérir les étoiles, sont donc indissociables de la philosophie du Droit libérale.
Et si, en fait, le libéralisme était tout simplement la seule et unique philosophie du Droit possible ? Parce que, justement, le dépassement de la « loi du plus fort », de la « loi de la jungle », autrement dit du nihilisme pragmatique tel que pratiqué par les bêtes sauvages, relève par définition du libéralisme ? Et que l’ensemble du mal dans le monde, des conflits et des injustices, peut être intégralement attribué à une application partielle, incohérente, non-universelle, de cette philosophie, autrement dit à un mélange non-assumé d’agression sauvage et d’ordre pacifique civilisé ? Et que donc, le laissez-faire, non seulement est la seule philosophie qui rend économiquement possibles le progrès, la civilisation et la technologie avancée, mais qu’il est aussi la seule philosophie rationnellement défendable par les membres de la société ordonnée qu’il rend possible ?
Toute philosophie politique ou anti-politique est une philosophie du Droit ou de l’anti-Droit
La politique consiste à décider des lois. Concrètement, dans un parlement, des personnes s’asseyent, discutent, et votent des lois. Les partis politiques ont des programmes différents sur le contenu des lois. Ils ont parfois aussi des programmes différents sur les systèmes électoraux, sur le type de régime, sur la procédure parlementaire, autrement dit, sur la manière de décider des lois. Les politiciens ont des opinions différentes sur ce que doivent être les lois, et selon qui sera élu, les lois changeront, dans un sens ou dans l’autre, ou ne changeront pas, c’est à dire seront maintenues en l’état, en favorisant ainsi le statu quo. Les votations, en démocratie directe, consistent de même à approuver ou rejeter des modifications constitutionnelles, qui seront ensuite transcrites dans la législation.
Plus généralement, toute philosophie politique repose sur l’idée qu’un groupe de personnes peut décider du contenu du Droit, sous la forme des lois, et l’imposer par la force aux autres personnes, quel que soit le contenu de ces lois.
Toute philosophie anti-politique conteste l’idée que certaines personnes pourraient décider de lois et les imposer aux autres personnes. Le libéralisme est une philosophie anti-politique, qui affirme que nul n’a le droit de faire des lois, au sens de décrets obligatoires, arbitraires pouvant être imposés même à ceux qui ne les ont pas acceptés, et pouvant être contraires au Droit.
Le libéralisme estime, en effet, non pas que le Droit se décide, mais qu’il se découvre : nous écrivons Droit avec une majuscule, parce qu’il est unique et universel. Une constitution ou autre déclaration d’indépendance ou des droits de l’homme peut ainsi, tout au plus, énumérer et rappeler quels sont les droits des êtres humains, mais en aucun cas le choisir. Certains actes sont justes et d’autres injustes, il s’agit de le découvrir, et non le décider, au même titre qu’une enquête ou un jury tentent de découvrir qui est le coupable et qui est l’innocent, et non de le décider à bien plaire selon son caprice du moment, la dernière mode, ou le profil socialement proche ou non de l’accusé. La « législation », ou le « droit positif », ne devraient même pas porter le même nom que le Droit. Affirmer renoncer au Droit pour lui préférer le « droit positif », serait l’équivalent, en mathématiques, à déclarer « m’interroger sur combien font 1 + 1, le découvrir, et appeler ce procédé mathématiques, cela ne m’intéresse pas, je préfère décider, selon mon humeur, que 1 + 1 font 3, ou 14,5 selon les jours, et appeler cela “mathématiques positives” ».
Dans les deux cas, cependant, les philosophies politique et anti-politique peuvent être ramenées à une vision sur ce qu’est, ou doit être, le Droit, autrement dit une philosophie du Droit... ou de l’anti-Droit, dans la mesure où les philosophies politiques visent non pas à découvrir le Droit, mais à le détruire. Nous pouvons donc dire plutôt : le libéralisme est une philosophie anti-politique du Droit, les non-libéralismes sont des philosophies politiques de l’anti-Droit1.
Toute philosophie du Droit est une théorie des droits de propriété
Toute philosophie politique qui n’est pas construite comme une théorie des droits de propriété passe complètement à côté de son objet.
Hans-Hermann Hoppe2
Les lois sont appliquées par la violence : les lois sont une liste d’actes contre lesquels des policiers armés peuvent user de la violence. De même, les droits peuvent être défendus contre ceux qui ne les respectent pas. Toute loi, tout droit pose donc la question : est-il légitime d’utiliser la violence contre une personne qui ne respecte pas cette loi ou ce droit ?
Pourquoi ? Parce que le but du Droit (ou de la législation qui prétend le remplacer) est précisément de déterminer qui a le droit de faire quoi avec quoi. Répondre à cette question est précisément le programme de recherches de la philosophie du Droit, et donc le programme appliqué de tout parti politique ou mouvement anti-politique. Si l’on n’y a pas répondu, alors on en reste à la situation par défaut, qui est de ne pas se poser cette question, et agir comme bon nous semble en toutes circonstances.
Si l’on y répond, en revanche, que ce soit de manière politique ou anti-politique, alors on doit répondre à la question qui a le droit de faire quoi, avec quoi et dans quelles circonstances, et surtout : qui a le droit d’user de violence, contre qui, et dans quels cas. Toutes ces questions relèvent par définition du Droit, et des droits de propriété : débattre de ces questions, c’est affirmer nécessairement que quelqu’un a le droit de décider de comment disposer des objets et des personnes qui composent le monde.
Si l’on y répond par « personne », alors nous restons également à la situation originale, qui est qu’on n’a pas élaboré de théorie du Droit, autrement dit personne n’a le « droit » de faire quoi que ce soit, personne ne se pose la question, et tout le monde agit comme bon lui semble. Par défaut, nous pouvons tous respirer, parler, marcher, etc., mais pour pouvoir dire « j’ai le droit de respirer, parler, marcher, etc. », il faut bien introduire une théorie des droits de propriété.
Toute théorie des droits de propriété cohérente est libérale
Il ne peut pas y avoir d’« anti-libéralisme » qui soit logique.
François Guillaumat, La rationalité comme seul critère de distinction entre les normes politiques
Slaveholders, when talking about their right to their slaves, always assume their own right to themselves. What slaveholder ever undertook to prove his right to himself? He knows it to be a self-evident proposition, that a man belongs to himself—that the right is intrinsic and absolute. In making out his own title, he makes out the title of every human being. As the fact of being a man is itself the title, the whole human family have one common title deed. If one man’s title is valid, all are valid. If one is worthless, all are. To deny the validity of the slave’s title is to deny the validity of his own.
Theodore Dwight Weld, The Bible Against Slavery, 1838.
Et justement : pour pouvoir affirmer « j’ai le droit de respirer, parler, marcher, etc. », il faut non seulement introduire une théorie des droits de propriété, mais encore faut-il que cette théorie soit libérale ; par définition du Droit, de la propriété et des droits de propriété, affirmer « j’ai le droit de respirer, parler, marcher, etc. » implique de se reconnaître comme propriétaire de soi-même. En effet, dans le cas contraire, il aurait fallu d’abord demander leur autorisation au propriétaire, ou aux propriétaires, de soi-même, qui eussent été propriétaires de nous avant nous — pour une raison et par une procédure qu’il faudrait encore justifier.
Chacun s’estime donc propriétaire de lui-même, ce qui est bien le fondement du libéralisme. La seule question reste alors : reconnaît-il ce droit aux autres ?
Échappatoire zéro : l’incohérence
Est autem injustum, quod naturæ societatis ratione utentium repugnat.Hugo Grotius, De iure belli ac pacis, 1625
Rights are conditions of existence required by man’s nature for his proper survival qua man—i.e., qua rational being.
Ayn Rand, Requiem for Man
Car en effet, pour prétendre légitimement utiliser le concept de Droit, c’est à dire se l’appliquer à soi, en disant par exemple « j’ai le droit de », il faut bien reconnaître la validité du concept.
Car on peut bien sûr choisir de s’exprimer sans accepter la rationalité, la cohérence, la loi de l’identité, etc. Mais alors, justement, on ne parle pas pour convaincre rationnellement un autre être rationnel d’adopter une théorie donnée du Droit, autrement dit de respecter nos droits. Mais alors, à quoi bon débattre ? Si l’on n’admet pas les principes de l’identité, de la non-contradiction, etc., alors en quoi nos propos auraient-ils plus de valeur que leur contraire absolu ? Pourquoi dès lors s’exprimer ?
Renoncer à la logique élémentaire lorsqu’on énonce des idées, c’est « parler » en tant que simple animal faisant du bruit avec la bouche. Encore une fois, c’est un choix, mais il ne faut pas prétendre utiliser le concept de Droit et de propriété sans en accepter les prémisses.
Tout le monde a intérêt à une société de règles : personne ne veut pouvoir être tué par n’importe qui en toute impunité. Mais certains veulent le beurre et l’argent du beurre, c’est à dire une société où il y a des règles (personne n’a le droit de les tuer) et ils peuvent en être exemptés (eux et eux seuls disposent d’un permis de tuer). Le problème, c’est que cette position est indéfendable : affirmer des règles qui ne s’appliqueraient que parfois, à certains, selon des critères aléatoires, ce n’est pas avoir des règles conditionnelles, c’est renoncer aux règles tout court. Autrement dit : le nihilisme.
Échappatoire un : le nihilisme
Nihilist: “It's not fair!”
Walter Sobchak: “Fair?! Who’s the fucking nihilists around here, you bunch of fucking crybabies?”
Que l’on tombe dans le nihilisme par promulgation de règles confuses et incohérentes, ou qu’on le choisisse dès le départ, peu importe : le tout est de l’assumer.
Car comme le nihiliste du film cité, celui qui aura renoncé aux concepts de Droit, de justice ou d’équité (« fairness »), sera à juste titre accusé de vol de concept : de se réclamer de notions auxquelles il avait renoncé. Car in fine, le non-respect des droits d’autrui implique de renoncer à l’usage du Droit et au concept des droits de propriété — y compris pour soi-même.
Ainsi, on peut très bien imaginer une société nihiliste qui ne connaît pas le concept de Droit, et personne ne se pose la question de savoir qui a le droit de faire quoi. On peut donc tout à fait choisir d’être nihiliste, mais on ne pourra alors opposer aucun argument — autre que la force — au premier agresseur venu, que ce soit un sinistre dictateur ou un vulgaire assassin.
En pratique, donc, le nihilisme conduit à une règle très pragmatique : la loi du plus fort.
Échappatoire deux : la loi du plus fort
La raison du plus fort est toujours la meilleure :
Nous l’allons montrer tout à l’heure.Jean de la Fontaine
Car s’il n’y a pas de règles, alors la règle pragmatique qui l’emportera est bien que le plus fort imposera ses règles3. Mais dès lors, que pourra reprocher le dictateur le plus fort au régicide qui le vaincra, prouvant ipso facto que le plus fort, c’est lui ?
Autrement dit, le dictateur est légitime en tant que dictateur... Mais il est tout aussi légitime de l’assassiner, à condition de réussir.
Les dictateurs en sont bien conscients, et ne vont donc justement pas se réclamer de la loi du plus fort, mais bien d’une théorie du Droit : une forme ou une autre de celle du droit divin. Car le problème du règne par la violence du plus fort, c’est bien que l’on risque aussi d’en être victime soi-même :4
Alors Jésus lui dit : « Remets ton épée à sa place, car tous ceux qui prendront l’épée mourront par l’épée. »
Matthieu 26:52
Échappatoire trois : le droit divin
Billy Fish: “He wants to know if you are gods.”
Peachy Carnehan: “Not gods–Englishmen. The next best thing.”
Ce n’est donc pas un hasard si les dictateurs s’entourent de mythe, de « prestige », de croyances, superstitions et rituels. Dans le film en citation, le protagoniste est accepté en tant que roi — jusqu’à ce qu’une blessure le fasse saigner, prouvant sa nature humaine. Ce n’est pas un hasard si les pharaons se proclamaient descendants des dieux, et les rois médiévaux prétendaient régner par droit divin, et devaient s’assurer du soutien de l’Église catholique qui bénissait leur règne.
Tout est fait pour créer l’illusion qu’ils seraient des Übermenschen, des surhommes qui auraient ainsi des droits sur nous que nous-mêmes n’aurions pas sur eux. Ce n’est pas un hasard, c’est même une nécessité : c’est le seul moyen d’échapper à la fois au nihilisme et à l’universalité du Droit. Cette illusion permet ainsi de soutenir, d’une part, une identité entre les droits des Untermenschen, et, d’autre part, une identité entre les droits des Übermenschen. Idéalement, il ne reste alors plus qu’à s’assurer d’être le seul Übermensch des environs.
Ce n’est pas pour rien non plus que l’esclavage est systématiquement pratiqué sur des individus d’autres « races », tribus, ou religions, qui n’auraient pas d’âme à la différence de nous, ou seraient des « infidèles » pour lesquels nous aurions la bénédiction divine de les réduire en esclavage.
Autrement dit, pour prétendre régner sur autrui ou réduire autrui en esclavage, il faut bien, soit être soi-même divinité, soit détenir une bénédiction divine dont les sujets, esclaves ou « citoyens » ne bénéficieraient pas.
Le but est donc bien d’avoir à la fois une société de Droit, et d’en être exempté, ou de pouvoir ne l’appliquer qu’à certains, autrement dit de pouvoir exercer une relation d’autorité asymétrique.
Car enfin, personne ne serait prêt à accepter une société d’esclavage symétrique, ou les rôles maître-esclave pourraient s’inverser à la minute (et même si certains fervents démocrates le seraient vraiment, cela ne leur donnerait toujours pas le droit de l’imposer — asymétriquement donc — à ceux qui ne le sont pas)... Ni une société de vol symétrique autorisé :
But you know, some people actually cheat on the people that they’re cheating with. Which is like, you know, being in a hold up and then turning to the robber next to you and going: “Alright, give me everything you have, too”.
Mais pour que certains prétendent exercer sur d’autres une telle relation asymétrique de droit divin, encore faudrait-il démontrer :
- Que cette différence entre eux et nous existe bel et bien (Dieu les a bénis et nous non) ;
- Que cette différence est pertinente du point de vue du Droit (car on pourrait encore leur répondre, même si le point précédent était avéré : et alors ?) ;
- Que cette différence leur donne bien sur nous les prérogatives qu’ils prétendent exercer (encore faudrait-il démontrer que la différence, même acceptée, permet bien de tirer les conclusions exactes qu’ils prétendent en tirer).
Cela fait certes beaucoup à démontrer... Et la charge de la preuve incombe aux constructivistes : à eux de prouver pourquoi ils auraient des droits sur moi que moi je n’aurais pas sur eux.
Le non-libéralisme est un nihilisme
Le non-libéralisme, en tant que philosophie cohérente, est donc impossible. Les différentes philosophies anti-libérales ne sont que des nihilismes masqués, des philosophies de l’anti-Droit.
Et il ne faut pas s’y tromper : il ne peut y avoir d’ordre que spontané. Les régimes totalitaires ne sont pas une expression de l’ordre, mais du chaos : une société de pouvoir arbitraire, et non de règles. Les totalitarismes ne sont pas des sociétés de règles, ni de logique prise au sérieux, pas plus qu’ils ne sont des sociétés d’ordre5. Ils ne sont pas le pôle opposé de l’anomie nihiliste, mais bien, simplement, une autre forme de sauvagerie, de zone de non-Droit, de rejet de l’universalisme libéral. Ce n’est donc certainement pas un hasard qu’ils se concluent invariablement par une dislocation sans précédent de la civilisation organisée, un désordre sans bornes, un chaos complet. Le socialisme, c’est l’abolition de l’économie rationnelle, l’étatisme l’abolition de la société rationnelle, et le constructivisme, l’abolition de la civilisation rationnelle.
Des prétendus « anarcho-primitivistes » aux totalitaires (national-)socialistes de tous bords, en passant par les démocrates et autres « modérés », les constructivistes ont tous un objectif commun : la destruction du Droit en tant qu’ensemble de règles universelles, non-négociables et applicables à tous, et donc le sabotage de l’accomplissement fondamental de la civilisation humaine rationnelle.
Ce n’est pas un hasard, dès lors, s’ils se retrouvent dans l’opposition aux valeurs civilisées dont le Droit permet le développement : les droits de l’homme bien compris — le libéralisme ; la reconnaissance de l’identité des droits de tous — l’humanisme bien compris ; le marché, le libre-échange, le travail créatif, l’accumulation de capital et la croissance — le capitalisme ; et enfin et surtout, l’ordre pacifique résultant de la coopération volontaire — le laissez-faire.
A man who chooses between drinking a glass of milk and a glass of a solution of potassium cyanide does not choose between two beverages; he chooses between life and death. A society that chooses between capitalism and socialism does not choose between two social systems; it chooses between social cooperation and the disintegration of society. Socialism is not an alternative to capitalism; it is an alternative to any system under which men can live as human beings.
Ludwig von Mises, Human Action: A Treatise on Economics
Nihilisme ou laissez-faire, état de nature ou société ordonnée, État de non-droit ou état de Droit, loi du plus fort ou droits de l’homme, barbarie ou civilisation, donc : parfois certains choix sont aussi simples que ça.