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Boris Johnson réinvente le « chemin de fer négatif »

En pleine pandémie, le Premier ministre britannique estime que la tâche la plus urgente, le rôle le plus fondamental, de l’État et du gouvernement, est d’encourager les employés à retourner au bureau :

There are fears within Government and among business leaders that many firms that depend on trade from office workers will go to the wall if home working becomes a permanent way of life.

Au lieu de se réjouir que la pandémie ait pu au moins avoir un effet positif, soit celui d’accélérer l’évolution naturelle vers des organisations du travail modernes (et leur lot d’avantages en termes d’efficacité, écologie, économie de temps et d’espace, santé, etc, etc). Au lieu, sinon, d’avoir au moins le bon sens de continuer à recommander le télétravail jusqu’à la fin de la crise sanitaire afin de limiter la transmission (la création d’emplois dans les secteurs hospitalier et funéraire n’est étrangement pas mentionnée – le cynisme serait alors trop flagrant). Au lieu, au minimum, de s’abstenir de l’entraver ou le décourager puisque tant les employés que les employeurs sont en l’occurence visiblement bien plus responsables que le gouvernement.

Non, tous ces impératifs de bon sens passent au second plan lorsqu’il s’agit de favoriser l’ultra-court-terme, soit la préservation des emplois tels qu’ils étaient au temps t (respectivement au temps t-1, juste avant la pandémie). Car tout était au mieux à ce moment là, n’est-ce pas, et la répartition des emplois entre les différentes industries, au 1er janvier 2020, était idéale, juste et sacrée. La façon de travailler, le temps passé dans les transports, les choix de professions, tout cela était optimisé à la perfection – juste avant le premier cas de covid déclaré sur l’Île. Nul progrès économique, social ou technologique qui risquerait de mettre quiconque au chômage ne saurait donc avoir la moindre raison d’être et ne saurait donc être envisagé.

Le lecteur avisé pourrait interroger le gouvernement de sa Majesté – système politique après tout lui aussi figé au Moyen-Âge – s’il n’aurait pas dès lors mieux valu plutôt instaurer la stagnation à la merveilleuse époque des moines copistes ou tout du moins à celle d’avant les métiers à tisser. Que nenni ! L’époque t-2 n’est pas plus intéressante que la t+1, le passé et d’éventuelles leçons que l’on pourrait en tirer, pour l’Homo festivus keynésien contemporain, tout cela n’existe pas, pas plus que le futur pour lequel il faudrait prévoir et investir. Non, seul compte le présent, le statu quo, la stagnation.

Cas d’école du sophisme de la vitre cassée, le fameux ce qu’on voit (les emplois inefficaces perdus dans un secteur A) et ce qu’on ne voit pas (les emplois plus utiles créés dans un secteur B avec l’argent ainsi économisé), la campagne envisagée semble pourtant oublier un autre aspect essentiel du travail de bureau : les transports pour s’y rendre, et le manque à gagner induit par le confinement pour les bus, trains, métros, poussepousses, etc. – ou peut-être sera-ce la campagne suivante du même gouvernement, une fois constaté l’échec prévisible (et souhaitable) de la première ?

Bastiat, là aussi, avait conceptualisé le chemin de fer négatif : alors qu’un chemin de fer normal (positif) vise à faciliter le déplacement de A à B, le rendre moins cher et plus rapide, un chemin de fer négatif, lui, vise à rendre plus difficile le déplacement de A à B, le rendre plus onéreux et moins rapide. Autrement dit : de rendre plus compliqué d’arriver là où l’on veut être.

Le cas d’espèce actuel en offre une variante intéressante, un exemple encore plus flagrant d’analphabétisme économique que ce que Bastiat aurait osé envisager : encourager le déplacement inutile d’un point A à un point B. Puisque le travailleur se trouve déjà là où il veut être (son lieu de travail – à domicile), en un temps nul, il s’agit donc bien de lui rendre plus onéreux et moins rapide le temps pour arriver à son lieu de travail (son bureau – dans les locaux de l’entreprise). Autrement dit, une sorte d’arrêt intermédiaire obligatoire entre le point de départ du matin (le domicile) et le point d’arrivée du soir (ce même domicile).

Mais poursuivons le raisonnement. Puisqu’il s’agit d’encourager la dépense inutile (il faudra également penser à interdire les tupperwares et cantines) en sandwichs et autres fast food (malbouffe si possible – ainsi une autre campagne gouvernementale bienveillante pourra ensuite encourager les travailleurs devenus obèses à faire du sport, dans des fitness payants bien sûr), pourquoi donc se restreindre à la destination finale des alentours du bureau au centre ville ? Des arrêts intermédiaires lors du trajet, longs et fastidieux au possible, permettraient de relancer l’économie d’autant plus rapidement :

Le chemin de fer de Paris à Bayonne doit présenter une lacune à Bordeaux, afin que marchandises et voyageurs, forcés de s’arrêter dans cette ville, y laissent des profits aux bateliers, porte-balles, commissionnaires, consignataires, hôteliers, etc.

Quitte à vouloir pousser les travailleurs à perdre deux heures par jour dans des transports publics à se faire tousser dessus, pourquoi ne pas leur en faire perdre quatre (à la bonne heure !), en doublant le temps de trajet par l’adjonction judicieuse d’arrêts intermédiaires forcés et parsemés d’échoppes diverses de fish and chips – industrie à forte valeur ajoutée et d’importance cruciale s’il en est pour l’avenir de l’humanité ?


Le passage en entier ci-dessous, malheureusement toujours autant d’actualité 170 ans plus tard :

J’ai dit que lorsque, malheureusement, on se plaçait au point de vue de l’intérêt producteur, on ne pouvait manquer de heurter l’intérêt général, parce que le producteur, en tant que tel, ne demande qu’efforts, besoins et obstacles.

J’en trouve un exemple remarquable dans un journal de Bordeaux.

M. Simiot se pose cette question :

Le chemin de fer de Paris en Espagne doit-il offrir une solution de continuité à Bordeaux ?

Il la résout affirmativement par une foule de raisons que je n’ai pas à examiner, mais par celle-ci, entre autres :

Le chemin de fer de Paris à Bayonne doit présenter une lacune à Bordeaux, afin que marchandises et voyageurs, forcés de s’arrêter dans cette ville, y laissent des profits aux bateliers, porte-balles, commissionnaires, consignataires, hôteliers, etc.

Il est clair que c’est encore ici l’intérêt des agents du travail mis avant l’intérêt des consommateurs.

Mais si Bordeaux doit profiter par la lacune, et si ce profit est conforme à l’intérêt public, Angoulême, Poitiers, Tours, Orléans, bien plus, tous les points intermédiaires, Ruffec, Châtellerault, etc., etc., doivent aussi demander des lacunes, et cela dans l’intérêt général, dans l’intérêt bien entendu du travail national, car plus elles seront multipliées, plus seront multipliés aussi les consignations, commissions, transbordements, sur tous les points de la ligne. Avec ce système, on arrive à un chemin de fer composé de lacunes successives, à un chemin de fer négatif.

Que MM. les protectionistes le veuillent ou non, il n’en est pas moins certain que le principe de la restriction est le même que le principe des lacunes : le sacrifice du consommateur au producteur, du but au moyen.

Mise à jour 2020-09-24

Et, sans surprise, deux semaines plus tard (le temps d’incubation du virus) :

Johnson issued a plea for those who are able to work from home to do so until the virus is under control – just weeks after the government launched a high-profile campaign encouraging people to return to their offices and workplaces.

Ça ne s’invente pas.

Mise à jour 2020-11-01

Et comme ce n’était malheureusement pas la seule « bonne idée » de Boris Johnson – il y a eu aussi d’abord « l’immunité collective », puis la campagne « Eat Out to Die Out » – le virus finit par se répandre si vite qu’il dût se résoudre à proclamer un confinement d’un mois – naturellement bien plus dommageable pour l’économie que les quelques repas pris à domicile qu’il voulait empêcher à tout prix.