« Oui au livre ! », « une loi vitale ». Les partisans du prix unique du livre ont décidé de transformer leur projet en un référendum sur l’existence du livre. À les croire, la loi sur le prix unique n’a que des vertus : elle assurera la diversité culturelle tout en favorisant les auteurs helvétiques et réduira le prix du livre tout en favorisant la reconstitution d’un vaste réseau de librairies. Argument final : elle est simple. Aucune subvention, aucune charge étatique, seule une bénigne intervention de Monsieur Prix.
Voilà qui semble familier. Alors que les tentatives de planification économique du siècle dernier ont failli misérablement, la Suisse devrait se mettre au contrôle des prix. À cela on rétorque sommairement que le livre n’est pas un bien comme un autre : c’est un bien culturel. Or, et c’est ressassé à l’envi, la « sacro-sainte loi du marché » ne fonctionne pas pour les biens culturels.
L’argument est le suivant : motivées par le profit, les grandes surfaces proposent des livres à succès à prix réduit pour attirer le consommateur dans leurs griffes. Une fois là, celui-ci achètera une motte de beurre qui fera la marge du magasin. Les lecteurs ne se rendent donc plus en librairie pour acheter le dernier Amélie Nothomb et n’achètent pas d’autres ouvrages qu’ils trouvent en y musardant. Ainsi, moins de livres sont achetés, les librairies sont en voie de disparition, la culture est menacée. Un prix unique empêcherait les malfaisantes grandes enseignes de détourner les lecteurs des librairies et sauverait donc le livre et la culture.
Ce raisonnement simpliste contient plusieurs hypothèses cachées et néglige d’importants facteurs. On ne peut pas affirmer péremptoirement que quiconque achète un livre en grande surface à bas prix se serait rendu en librairie pour l’y trouver plus cher. En le proposant à moindre coût, les grandes surfaces élargissent au contraire la population de lecteurs. L’idée qu’un contrôle des prix serait facteur de leur baisse est d’ailleurs parfaitement risible. Si les libraires étaient réellement en mesure de commercer aux prix du Surveillant, prétendument inférieurs à ceux actuellement en vigueur, rien ne les empêcherait de les baisser dès maintenant pour conserver leur clientèle. Le prix unique n’aurait donc aucune raison d’être.
Les partisans du prix unique omettent également que le libraire ne vend pas qu’un livre mais aussi un service personnel, ce qui appelle un prix différent. Si seuls les best-sellers sont proposés à la vente en grand magasin, c’est probablement parce qu’on y vend uniquement les livres dont le succès est déjà établi. Le libraire, au contraire, offre des conseils qui peuvent lui permettre de vendre des ouvrages moins connus. La clientèle visée est donc différente. Celle du supermarché sait ce qu’elle veut, alors que celle du libraire est en quête de conseils. Affirmer que le premier détourne les clients du second n’a donc aucun sens.
Il est en revanche probable que les lecteurs aient de moins en moins besoin des conseils du libraire et passent ainsi dans l’autre catégorie. Les avancées technologiques facilitent grandement la communication et le partage d’opinions. Il est dès lors peu étonnant que les conseils du libraire soient moins recherchés. La vente par Internet est d’ailleurs savamment écartée de l’équation par les partisans du prix unique alors qu’elle se fait à prix significativement plus bas et propose une variété supérieure à celle d’une librairie. Elle permet également aux lecteurs de partager leurs impressions, remplaçant ainsi les conseils du libraire par une multitude d’opinions.
Soutenir que le livre ne peut subsister sans prix unique, c’est ériger le modèle actuel en nécessité absolue et refuser d’admettre que la littérature puisse se propager par des canaux distincts des librairies. Or si celles-ci rencontrent désormais un succès mitigé, c’est précisément la preuve que les services qu’elles rendent sont assurés par d’autres voies. Pour faire face à ce défi, les libraires doivent évoluer. Cela ne se fera pas dans un cadre rigide de contrôle des prix aussi dépassé que le moine copiste depuis Gutenberg.
L’argumentation en faveur du prix unique repose donc sur une vision statique du marché du livre. Plus crûment, la mesure soutenue par les libraires est un moyen de figer la structure du marché du livre, de recevoir une protection de la concurrence et d’éviter la modification de leur modèle d’activité. Il s’agit d’un cas classique décrit par l’école des Choix Publics d’une industrie en perte de vitesse qui cherche protection légale à son avantage, autrement dit un privilège pour certains libraires au détriment des lecteurs.
Les défenseurs du prix unique prétendent élargir l’offre culturelle, mais leur mesure dirige les individus vers un fournisseur de livres particulier. Cette restriction va à l’encontre du caractère essentiellement subjectif des goûts littéraires. Parce qu’elle détourne la loi à des fins privées sous couvert d’élargir l’offre culturelle, elle mériterait plutôt qu’on la nommât « prix inique ».