Contre quoi les Indignés s’indignent-ils? S’il est difficile d’établir une tendance claire à travers le monde, il semble en tout cas qu’en Suisse, le mouvement soit ancré dans l’anticapitalisme. La démocratie serait mise en danger par une «dictature du marché», et les grandes entreprises devraient être réglementées fermement par l’Etat pour redonner le pouvoir au peuple.
Il faut reconnaître à ce mouvement le mérite de dénoncer un vrai problème, celui de la collusion entre pouvoir politique et grandes entreprises. Ce capitalisme de connivence est cependant tout à fait contraire à la philosophie du marché libre. Frédéric Bastiat, libéral français du XIXe siècle, le dénonçait déjà en son temps à travers sa critique du protectionnisme réclamé et obtenu par les industriels. En établissant des barrières au commerce international, l’Etat établissait selon Bastiat un dangereux précédent: il accordait un privilège à un groupe de pression, au mépris du droit individuel à l’échange volontaire.
La théorie des choix publics, promue notamment par le Prix Nobel d’économie James Buchanan, souligne la place importante des lobbies dans le processus de décision étatique. Les différents groupes d’intérêts cherchent à tirer profit de la coercition légale et offrent pour cela leur soutien aux hommes d’Etat en échange de différents privilèges. L’élément crucial est ici que plus le pouvoir de l’Etat est étendu, plus grande devient l’incitation à réclamer des privilèges de plus en plus exorbitants pour les acteurs économiques et sociaux, ce d’autant plus que s’ils laissaient les autres s’en arroger sans réagir, ils abandonneraient à leurs concurrents un avantage significatif.
Si la problématique est dénoncée par le mouvement des Indignés, il ne semble pas que leur explication dépasse la dénonciation de l’égoïsme des entreprises. Comme si l’Etat n’avait aucune responsabilité dans la distribution de privilèges, la solution avancée par les anticapitalistes passe par un renforcement de son rôle et de son pouvoir de réglementation.
La logique est assez faible. Il est évident que l’Etat ne peut pas réglementer les grandes entreprises si celles-ci le contrôlent. Le «Dodd-Franck Act», adopté aux Etats-Unis pour «réformer Wall Street» en 2010, a par exemple reçu le soutien de la Securities Industry and Financial Markets Association (SIFMA), l’un des plus grands groupes d’intérêt de la place financière américaine, qui «se réjouissait de l’opportunité de travailler avec les législateurs et régulateurs pour [le] mettre en œuvre […]» 1.
Plus significativement, on retrouve le «crony capitalism» parmi les causes de la crise immobilière américaine. La bulle immobilière a débuté au début du siècle alors que le marché hypothécaire secondaire était largement dominé par deux «Government Sponsored Enterprises» (GSEs), Fannie Mae et Freddie Mac, figurant toutes deux dans le top-20 des dépenses en lobbying auprès du congrès américain en 2004, depuis 2001 pour Freddie Mac (voir Center for Responsive Politics, Lobbying top spender 2). Grâce à ces deux institutions bénéficiant de la garantie implicite de l’Etat, lorsqu’une banque accordait un prêt immobilier, elle pouvait s’en débarrasser facilement en le revendant sur le marché secondaire. Les deux GSEs rachetaient ces prêts puis les revendaient empaquetés dans des actifs financiers représentant un «panier» de prêts immobiliers. Ce faisant, elles ont favorisé les prêts à des personnes peu solvables et participé à l’ascension des prix de l’immobilier. Le marché immobilier américain, loin d’être libre et déréglementé, était donc sujet à interventions étatiques, entreprises notamment à l’avantage des lobbies.
L’indignation semble donc être dirigée dans la mauvaise direction. Au lieu de critiquer le capitalisme et le pouvoir des entreprises, c’est l’étendue du pouvoir de l’Etat qu’il faut remettre en question.
Il convient également d’ajouter que les entreprises ne sont pas les seules à chercher des privilèges. Les différentes catégories sociales, des locataires soutenant un contrôle des loyers aux propriétaires appuyant des déductions fiscales pour l’entretien de leur bien, poussent eux aussi l’Etat à sortir de son rôle de protecteur des libertés pour le transformer en distributeur de privilèges.
L’erreur des Indignés consiste donc à n’effectuer aucune différence entre capitalisme et corporatisme. En associant le premier aux impasses rencontrées par le second, ils s’évitent d’ailleurs de devoir formuler des objections valables contre un système authentiquement libéral: un système où le laissez-faire implique tant de ne pas entraver que de ne pas soutenir les entreprises, et de les laisser également assumer leur responsabilité en cas de faillite.