Le seul système économique compatible avec l’existence de chaque homme en tant qu’individu libre et autonome est le capitalisme de laissez-faire, et les Nazis détestaient ce système. De ce point de vue, leur acceptation de la mentalité altruiste-sacrificielle fut très liée à leur haine du capitalisme et à leur antisémitisme. De façon célèbre, le libéralisme vantait depuis des siècles la recherche de l’intérêt personnel ; de l’autre côté, Hitler semblait considérer que, comme il le dira un jour de façon claire, « le Juif est l’incarnation même de l’égoïsme. » Le capitalisme, selon Hitler, n’était pas plus qu’un système économique fondé sur la célébration de l’égoïsme. Bien évidemment, remarquer que la société capitaliste ou bourgeoise est fondée sur la recherche pour chacun de son intérêt personnel et sans considération pour le bien commun ne signifie en aucun cas que ce bien commun ne soit pas mieux atteint ainsi que s’il était recherché initialement et intentionnellement. Une société capitaliste obtient le bien commun par l’égoïsme et c’est sur ce fondement que le fascisme, dans toutes ses variantes, l’a attaquée. Jamais les Nazis n’ont affirmé que la recherche de l’intérêt personnel de chacun mène au malheur commun. Ils n’ont pas critiqué la fin, mais le moyen : eux voulaient que le bonheur des masses soit fabriqué à travers la recherche altruiste et désintéressée de cette fin elle-même. Leur échec, en ce sens, doit nous inviter à repenser notre propre « stratégie ».
Le système économique national-socialiste est tout à fait effrayant pour l’observateur contemporain, non seulement parce qu’il est fondamentalement destructeur de toute liberté, mais surtout parce qu’il ressemble à s’y méprendre à notre propre système économique, ou à celui que la tendance actuelle nous amène jour après jour à adopter. Autant nous pouvons encore hausser les épaules en observant les institutions économiques de l’Union Soviétique, en nous disant que nous n’avons ni collectivisé les terres, ni persécuté jusqu’à la mort les grands bourgeois, autant les différences entre notre économie et celle de l’Allemagne Nazie semblent plus difficiles à trouver que les ressemblances. L’observation de l’Allemagne laisse de marbre. La législation sociale, la bureaucratie, la collusion entre l’État et les entreprises, le dirigisme économique, l’État providence et la mentalité sacrificielle qui le légitime — tout cela se retrouve dans nos sociétés contemporaines, dans une version à peine diffuse, à peine masquée. Et nous continuons à défendre ces principes, sans honte pour la ressemblance historique, et sans crainte pour les conséquences des expérimentations passées.
Rappelons simplement l’ouvrage de Meyer, et son titre : « Ils se croyaient libres ». C’est à lui que je cède la parole ici, partageant exactement son inquiétude, et ne sachant pas mieux l’exprimer que lui :
« Désormais je vois un peu mieux comment le Nazisme a pris le contrôle sur l’Allemagne, non par une attaque venant de l’extérieur ou par une tromperie venant de l’intérieur, mais avec de l’enthousiasme et des cris de joie. C’était ce que la plupart des Allemands désiraient, ou, sous la pression combinée de la réalité et des illusions, ont fini par désirer. Ils l’ont voulu, ils l’ont eu, et ils l’ont aimé. Quand je suis revenu d’Allemagne, j’étais inquiet pour mon pays, inquiet pour ce qu’il pourrait vouloir, avoir, et aimer, sous la pression combinée de la réalité et des illusions. Je sentais, et je sens encore que ce n’est pas l’Homme Allemand que j’avais rencontré, mais l’Homme. Certaines conditions particulières l’avaient fait être Allemand cette fois-ci. Il pourrait être Américain, sous certaines conditions. Il pourrait aussi, sous certaines conditions, être moi. » [1]
Rappelons aussi cette phrase d’un professeur allemand reprise par Meyer : « Je n’ai jamais imaginé à quoi cela mènerait. Personne ne l’imaginait. » Mon inquiétude est qu’à force de nier la vérité, aveuglés par les bons sentiments, nous finissions par sombrer dans le même abysse, ayant emprunté la même impasse, la même route : la route de la servitude.
L’idéologie nationale-socialiste n’est pas significativement différente du socialisme considéré plus globalement. Allié à des éléments nationalistes et antisémites qu’on retrouve parfaitement dans le courant socialiste, le nazisme n’est unique que par la rigueur terrible avec laquelle les « belles idées » étaient passées en principes politiques puis en mesures gouvernementales. Ainsi que le notera J. Fest, « l’apport original du nazisme ne se situe pas sur le plan idéologique, mais sur celui de l’exécution ; c’est-à-dire dans la minutie et la logique implacable qui présidèrent à l’application de ces plans de ‘‘rénovation’’ de la nature humaine. » [2] Ludwig von Mises l’avait bien expliqué :
« La critique contemporaine du programme nazi ne réussit pas à atteindre son but. On s’est seulement occupé des accessoires de la doctrine nazie. On ne s’est jamais lancé dans une discussion complète de l’essence des enseignements nationaux-socialistes. La raison en est évidente. Les principes fondamentaux de l’idéologie nazie ne diffèrent pas des idéologies sociales et économiques généralement acceptées. La différence concerne seulement l’application de ces idéologies aux problèmes spéciaux de l’Allemagne. » [3]
Pour autant, il n’est pas question ici de considérer le développement spécifique de telle ou telle idéologie politique contemporaine comme relevant des intentions ou du message initial du national-socialisme. Les accusations directes de ressemblance avec le nazisme ternissent toujours la réputation de ceux qui les professent, et il est bon qu’il en soit ainsi. (…)
Si nous voulons nous-mêmes sauvegarder les piliers qui soutiennent encore la civilisation occidentale, il nous faudra agir. S’il est vrai que l’arrivée du nazisme en Allemagne fut, comme le dira Hobsbawm, une « chute du libéralisme » et un « effondrement des valeurs et des institutions de la société libérale », alors ce sont ce-même libéralisme et ces mêmes valeurs et institutions qu’il nous faudra défendre. [4] Si décriées et pourtant si nécessaires, les institutions fondamentales de la société libérale n’ont jamais eu autant besoin qu’on les protège.
Citons une nouvelle fois Ludwig von Mises :
« Il n’y a aucun espoir de revenir à des conditions plus satisfaisantes si nous ne comprenons pas que nous avons complètement échoué dans la tâche principale des politiques contemporaines. Toutes les doctrines politiques, sociales et économiques de l’heure présente, tous les partis et tous les groupes d’intérêts qui les appliquent sont condamnés par une sentence sans appel de l’histoire. Rien ne peut être espéré de l’avenir si les hommes ne se rendent pas compte qu’ils sont sur le mauvais chemin. » [5]
Entre les plaines verdoyantes de la liberté et les montagnes rocheuses du gouvernement omnipotent, entre deux principes fondamentalement contradictoires mais que nous avons trop souvent voulu concilier, il se dessine une route sinueuse qui mène de l’un à l’autre. Pavé par l’indifférence, le mensonge, et un charlatanisme idéologique des plus grossiers, elle indique chaque jour la seule direction possible pour les constructeurs de peuple, les rêveurs du dimanche, et les apprentis-tyrans. S’il convient aujourd’hui de l’appeler « Route de la servitude » en raison de la direction dans laquelle nos jambes frêles continuent à nous emporter, un jour peut-être, en l’empruntant dans l’autre sens, nous la rebaptiserons « Route de la Liberté ». En attendant ces jours meilleurs, il ne nous reste qu’à espérer que la faillite, chaque jour plus considérable, du vieux mythe du « Gentil État », nous incitera à ralentir notre course folle. Peut-être qu’alors, déboussolés, regardant la verdure des vieilles plaines encore décelables derrière notre dos, nous nous déciderons enfin à rebrousser chemin.
Pour évaluer correctement quelle serait sa réaction face à l’émergence d’un système politique semblable à celui étudié dans ce livre, chacun doit se tourner vers lui-même. Par crainte pour sa propre destinée, si ce n’est pour celle de l’humanité elle-même, chacun doit accepter la nécessité inévitable du choix politique. Toute barbarie collective se résout toujours, en dernière analyse, à des choix individuels. Le jugement de l’Histoire n’épargnera personne — personne ne peut dire : qu’importe le chemin sur lequel mon pays s’embarque. Le flot de la marée fasciste soulève tous les bateaux. Collectivisme ou Libéralisme — sur le long terme, il n’y a pas d’autre alternative. À la vue des éléments considérés dans ce livre, il revient à chacun de faire le choix de la voie dans laquelle il souhaite s’engager, et engager l’humanité avec lui. Collectivisme ou Libéralisme : j’ai fait mon choix. Et vous ?