Le partage de musique est accusé de tous les maux: responsable des pertes des maisons de disques et nuisible aux artistes, il «tuerait la création artistique», voire menacerait la «diversité culturelle». La Fédération internationale de l’industrie phonographique (IFPI) tente d’assimiler le partage de musique à du vol, au point qu’elle organise de vastes campagnes de menaces contre les internautes et souhaite faire de la sensibilisation sur ce thème dans les écoles.
De nombreux artistes s’opposent pourtant à la répression des «pirates», car ils trouvent au contraire que le partage de leurs œuvres peut les aider à se faire connaître et ainsi vendre albums et billets de concert à leurs nouveaux fans. Les procès contre les utilisateurs de réseaux d’échange de fichiers sont critiqués par bon nombre d’artistes tant aux Etats-Unis qu’en France, où 14 000 d’entre eux ont signé une pétition pour s’y opposer et soutenir la «licence globale», un amendement qui reconnaîtrait la légalité des téléchargements contre paiement d’une taxe mensuelle.
L’accusation de vol n’a pas non plus de fondement logique: le vol consiste à soustraire quel- que chose, pas à le copier. La comparaison avec le vol d’un CD en magasin, par exemple, est peu convaincante: dans un cas un CD est subti- lisé, dans l’autre une personne achète le CD et en fait profiter d’autres. Par ailleurs, la loi suisse autorise la copie privée, y compris le téléchargement (mais non la mise en ligne) de musique. L’IFPI suisse n’en a cure: elle a ainsi déclaré ouvertement qu’elle allait malgré cela in- tenter des procès aux dits «pirates» pour de seuls téléchargements, considérant comme du vol ce qui ne l’est ni d’après une définition co- hérente du vol, ni d’après la loi.
En parallèle, l’introduction prochaine d’un nouvel impôt perçu sur les lecteurs MP3, exigé et obtenu par la Société suisse pour les droits des auteurs d’œuvres musicales (SUISA), s’inscrit certes en cohérence avec celui déjà payé sur les CD vierges, mais souffre du même problème: tant les CD vierges que les lecteurs MP3 (qui permettent de plus en plus de stocker non seulement de la musique, mais aussi photos et vidéos) peuvent servir à une foule d’autres usages que d’y copier de la musique téléchargée à partir de sources illégales: copies de sauvegarde, archivage de photos ou de vidéos personnelles, et bien sûr enregistrement de musique achetée en ligne ou copiée à partir d’un CD dûment acheté. Un tel impôt (et non taxe, puisqu’il n’est pas payé en échange d’une contrepartie comme un droit à la copie, ce qui serait plutôt le cas de la «licence globale» proposée en France) se révèle donc foncièrement injuste. Ils n'est pas clair pourquoi les consommateurs seraient censés payer encore pour de la musique, alors qu’ils s’acquitteront de ce nouvel impôt, qu’ils téléchargent de la musique ou non...
Le partage de musique est-il vraiment un problème? Les chiffres avancés sur le manque à gagner de l’industrie du disque sont souvent fantaisistes: prétendre qu’un adolescent au budget restreint (qu’il dépense souvent déjà en partie en produits culturels) peut causer une perte de plusieurs milliers de francs est grotesque, quel que soit le nombre de morceaux qu’il a téléchargés. De même, réclamer des dommages-intérêts à des «pirates» n’est pas justifié dans la mesure où il n’y a pas de dommage qui puisse être établi: comment déterminer le nombre de chansons, parmi toutes celles qu’il a téléchargées, qu’un consommateur aurait effectivement acheté s’il n’avait pas eu la possibilité de les obtenir gratuitement?
Des études plus poussées relativisent d’ailleurs fortement le lien entre la baisse des ventes de disques et le partage de musique. En revanche, les téléchargements à partir de sources légales (vente en ligne, web radios) ont un grand succès, alors que les sources illégales sont pour elles une concurrence bien plus directe que pour les disques! Sans compter que le téléchargement prend du temps de recherche et que la qualité est moindre: un consommateur pour qui le coût du CD est relativement faible préférera aller acheter le CD sans attendre, et avoir en plus la pochette et l’authenticité. Finalement, les «pirates» sont aussi les clients présents ou futurs de l’industrie musicale: mener une guerre contre ses propres clients, en plus d’être injustifié, n’est pas une bonne stratégie commerciale de long terme.