Un reproche souvent adressé au libéralisme est de «laisser les gens faire n’importe quoi». Renoncer à la prohibition des drogues, ne pas interdire la prostitution, abolir le service militaire obligatoire, respecter la liberté d’expression: tout cela n’implique-t-il pas de laisser chacun faire tout ce qu’il veut? Un tel vide ne risque-t-il pas de détruire l’ordre social? De même, abolir les barrières douanières, privatiser les assurances sociales ou s’abstenir d’interférer dans l’économie ne revient-il pas à laisser régner la «loi de la jungle» ou la «loi du plus fort»?
Rien ne pourrait être plus faux. Car légaliser certaines activités revient à en interdire d’autres: permettre une activité commerciale entre adultes consentants, par exemple, équivaut à exclure l’usage de la force pour l’empêcher. De la même manière, n’importe qui a le droit de s’opposer à un meurtre, mais personne n’a le droit de «confisquer» les cigarettes de son voisin (pour son bien), de prélever une partie de ses revenus pour l’investir à sa place, ou de le «recruter» pour tondre sa pelouse sous la menace, actions équivalentes à celles commises par l’Etat lorsqu’il interdit certains produits, prétend gérer la prévoyance ou pratique le recrutement forcé pour l’armée.
Il est donc aisé de reconnaître les règles qui sont justifiées de celles qui ne le sont pas: celles qui entravent les activités respectueuses des droits d’autrui sont à proscrire; celles qui les permettent – l’interdiction du vol, de la fraude et des diverses formes d’agression physique et d’atteintes à la propriété – sont indispensables. En ce sens, le libéralisme implique un plus grand respect de certaines règles, puisqu’il considère que l’Etat, qui n’est qu’une forme particulière d’association humaine, doit les respecter autant que n’importe quel citoyen.
Au niveau de l’économie, la loi du plus fort n’est-elle pas justement la loi de l’Etat, qui dispose du monopole de la violence et donc peut imposer ses décisions arbitraires? Les entreprises privées, par contre, dépendent de l’ensemble des choix individuels de leurs clients pour exister. Sur le marché libre, toute entreprise, même la plus «faible» a sa chance: la part importante de PME dans l’économie suisse (plus de deux tiers des emplois) en témoigne. Dans le processus politique, ce sont généralement les «forts», les groupes de pression bien organisés, qui profitent des faveurs de l’Etat et obtiennent des privilèges de monopole et autres protections, au détriment de tous les consommateurs.
La question pertinente n’est pas de savoir s’il doit ou non y avoir des règles, mais quelles règles nécessitent d’être imposées par la force. Les droits de chacun de disposer librement de sa personne, des fruits de son travail et de ses acquisitions légitimes, autrement dit les droits de propriété doivent être protégés. Puisque leur violation implique une agression contre une personne ou ses biens, il est justifié d’user de la force pour rétablir l’ordre. La multiplication des lois visant à réglementer chaque aspect de la vie, en revanche, bafoue la liberté en se substituant aux choix personnels dans des domaines de plus en plus nombreux et, finalement, nuit même au respect des règles: nul n’est censé ignorer la loi, mais est-ce encore possible face aux bibliothèques entières de législation auxquelles un citoyen peut être soumis?
Lorsque les droits de propriété sont respectés, les règles contractuelles, librement établies et consenties, suffisent ensuite à assurer la coopération volontaire. Qu’il s’agisse d’un contrat de travail, du règlement de la Bourse suisse ou du règlement d’un propriétaire de club de fitness, l’intervention de l’Etat est superflue. Il en va de même des conventions sociales non écrites, non légiférées mais respectées parce qu’elles facilitent la vie en société ou la rendent plus agréable. Tout aussi importantes, les règles morales non plus ne peuvent être imposées par l’Etat, parce qu’elles relèvent du libre arbitre, nécessaire à tout acte moral.
Le libéralisme n’implique en aucun cas l’absence de règles, mais au contraire un respect accru de règles fondamentales, applicables de façon universelle. Il reconnaît l’identité des droits de tous, seule forme logique et équitable de l’égalité, et évite ainsi que ce soit la loi du plus fort ou du «plus nombreux» qui règne. L’ordre public est renforcé lorsque les règles de la coopération volontaire sont respectées et protégées, non lorsque l’Etat les viole.