Dans les colonnes du Temps du 27 mai 2011, l’ANMO (Association neuchâteloise des médecins omnipraticiens) interpelle le Conseiller fédéral Didier Burkhalter pour lui demander de remettre la solidarité au centre du système d’assurance maladie obligatoire. Si les auteurs de cet appel semblent saisir l’importance de la volonté des assurés dans une organisation solidaire, ils oublient que la solidarité, comme toute autre valeur morale, ne peut émerger que dans une société où les individus sont laissés libres.
Toute action, pour pouvoir être jugée moralement, doit être effectuée librement. On ne saurait porter un jugement moral sur un objet subissant les lois de la physique. De même, il est impossible de critiquer ou admirer un homme agissant indépendamment de sa volonté, sous la contrainte. Une fois imposé, le transfert de richesse ne peut par conséquent plus être qualifié de solidaire. Le donateur perd son autonomie, nécessaire à l’action morale qu’est la solidarité, et le receveur perd le sentiment de reconnaissance qui se transforme en un sentiment de normalité, bientôt accompagné d’une revendication d’un « droit à ». Le lien humain unissant le philanthrope et son bénéficiaire est rompu par l’étatisation de leurs rapports, brisant ainsi la cohésion sociale pourtant d’ordinaire chère aux avocats de la solidarité.
Ainsi, lorsqu’ils regrettent le temps où une caisse maladie était une « mutuelle », basée non sur l’argent mais sur la solidarité, les médecins de l’ANMO se trompent de cible. Ce n’est pas le caractère commercial du système actuel mais son caractère coercitif qui en écarte la solidarité. En effet, une fois que l’Etat prétend gérer la santé, il remplace et détruit les organisations privées d’entraide existantes. Non seulement il réduit le revenu disponible à la charité en le taxant, mais il réduit surtout l’envie d’aider son prochain : « l’Etat s’en occupe, je paie des impôts, pourquoi devrais-je m’en soucier ? ».
A vrai dire, toute tentative d’imposer un code moral par la loi, qu’il repose sur la solidarité ou sur d’autres valeurs, ne peut qu’échouer puisque le caractère coercitif d’un tel projet est incompatible avec l’autonomie de l’acteur, nécessaire à tout jugement moral.
Dans cette optique, le penseur libéral Friedrich Hayek opposait les constructivistes aux libéraux. Le constructiviste considère que les individus, laissés libres, agissent mal et prétend y remédier en construisant, en façonnant la société selon ses valeurs morales, au moyen de la loi. Il peut être un socialiste qui souhaite imposer son rêve égalitaire mais aussi un conservateur qui voit en l’ordre établi un idéal à pérenniser. Il existe en vérité autant de constructivismes que de constructivistes, chacun préférant sa solution à celle des autres.
Frédéric Bastiat, homme politique libéral français du XIXe siècle, avait déjà établi cette distinction en insistant sur l’arrogance de « l’organisateur » qui se pense implicitement supérieur à ses concitoyens. Il a par ailleurs montré l’incohérence qu’il y a à soutenir à la fois la démocratie et un projet constructiviste : « Quoi! vous avez une telle foi dans la sagacité humaine que vous voulez le suffrage universel et le gouvernement de tous par tous; et puis, ces mêmes hommes que vous jugez aptes à gouverner les autres, vous les proclamez inaptes à se gouverner eux-mêmes ! ».
A tous les « projets de société », d’essence constructiviste, répond l’idéal libéral de liberté individuelle. Le libéral effectue une distinction entre loi et morale et reconnaît la contradiction qu’il y a à tenter d’imposer un principe moral. Il souhaite donc laisser chacun libre d’agir selon ses propres convictions, dans la limite de la liberté d’autrui. Dans ce contexte, le rôle de la loi n’est plus de réglementer les comportements individuels selon certains codes moraux mais de prévenir et régler les atteintes à la liberté, précisément pour permettre à la morale d’exister.
On aurait tort de voir dans le refus du constructivisme un refus d’une identité commune ou une attaque à la cohésion sociale. L’identité d’une nation, pour exister, n’a pas besoin d’être inscrite dans la loi. Elle est une série de valeurs communes apparaissant spontanément, à la suite de discussions et réflexions librement menées. De même, il serait inexact de considérer que l’absence de lois imposant des rapports sociaux réglés selon certains principes impliquerait la disparition de la cohésion sociale. Au contraire, les rapports directs entre individus la renforcent, contrairement à l’intermédiaire étatique qui la diminue.
Ainsi, au lieu de demander au Conseil fédéral de redonner aux Suisses l’esprit de solidarité, on ferait mieux de lui réclamer la liberté d’assurance qui laisserait les individus faire preuve d’une solidarité authentique, non forcée, et permettrait à des organisations caritatives, proches des gens, de bien mieux les aider.