De tout temps, les impôts ont revêtu des formes très diverses. Aucun critère clair permettant de déterminer ce qui peut être imposé et ce qui ne peut pas l’être ne semble sortir du lot : rien, en effet, ne paraît bénéficier d’une protection contre l’impôt. Le revenu, mais aussi la fortune, peuvent être imposés. La résidence, mais aussi la citoyenneté.[1] La consommation, mais aussi l’épargne. L’investissement, mais aussi le bénéfice. Impôts sur la bière, sur les chiens, impôts sur les importations ou les exportations, « droits de timbre », taxes spéciales, « émoluments administratifs », etc. : la liste d’impôts différents existant de par le monde et même au sein d’un seul pays est longue. En somme, tout ce qui existe peut constituer une base fiscale, et lorsque cela ne « suffit » pas, les hommes de l’État inventent de nouveaux concepts pour étendre l’imposition au-delà, comme dans le cas des « chevaux fiscaux » pour l’imposition des véhicules. Même les gains en capital sur des biens virtuels possédés dans les univers de certains jeux vidéos multijoueurs risquent également d’être imposés.[2]
D’autres impôts sont complètement cachés, tels ceux impliqués par des systèmes de santé ou de retraites redistributifs qui mélangent épargne, assurance et redistribution forcée – donc impôt. Le paiement d’impôts sur l’impôt n’est pas non plus impossible : lorsqu’il s’agit de financer les dépenses étatiques, l’imagination du législateur ne semble guère connaître de limites.
L’imposition du patrimoine, alors même que le revenu (y compris le revenu tiré du patrimoine) est également imposé, doit dès lors être considérée avec prudence. Est-ce une imposition qui est justifiée par des critères de justice ou d’efficacité, ou n’est-elle que le reflet de l’intérêt de l’État à l’éparpillement des impôts, afin d’occulter la charge fiscale réelle, voire simplement une conséquence de volontés émotionnelles et moralement discutables de pénalisation des « riches » ?
Nous commencerons par préciser comment évaluer l’imposition du patrimoine. Ensuite, nous étudierons plus en détail les deux grands types d’impôt sur le patrimoine : celui qui frappe la simple possession de patrimoine d’une part et celui qui frappe la transmission de patrimoine à titre gratuit d’autre part. Nous conclurons par des suggestions de réformes fiscales.
1. Comment évaluer l’imposition du patrimoine
Avant de pouvoir nous pencher sur certains impôts sur le patrimoine, il convient de situer l’imposition du patrimoine dans son ensemble par rapport à d’autres formes d’imposition, tout en précisant selon quels critères cette forme d’imposition doit être évaluée.[3] Nous verrons d’une part si l’imposition du patrimoine est plus ou moins justifiée que d’autres formes d’imposition, et, d’autre part, si elle est plus ou moins efficace.
1.1. Une imposition justifiée ?
Certains auteurs ont affirmé que l’imposition du revenu du travail correspondrait à une réduction du contribuable en esclavage, car impliquant que le contribuable doive travailler une partie de l’année pour l’État et non pour lui-même.[4] D’autres se sont opposés à un impôt fixe (« poll tax ») car il imposerait l’existence même du contribuable.[5] L’imposition du patrimoine pourrait dès lors être vue comme préférable, s’attaquant en apparence à des biens et non à des personnes.
Cependant, en réalité, la base fiscale peut aussi être une entité abstraite ou un revenu purement fictif : dans tous ces cas, quelle que soit la base fiscale censée être imposée, seules des personnes physiques réelles peuvent payer des impôts.[6] Peu importe pour les finances du contribuable qu’il paie un impôt sur son existence, sur son travail ou sur ses biens, ou même qu’il subisse indirectement un impôt sur le bénéfice ou le capital des entreprises : s’il est privé de 1’000 euros, son appauvrissement et la violation de ses droits de propriété individuels sont les mêmes qu’il dût s’en acquitter sous prétexte qu’il possède quelque chose, qu’il travaille, qu’il achète ou simplement qu’il vive. Les effets des impôts et leur incidence exacte peuvent bien entendu varier selon ce qui est imposé ; toutefois, cette incidence n’est pas toujours directement visible : si l’imposition de la fortune frappe directement l’épargne, l’imposition du revenu impacte plus l’épargne que la consommation.[7] Les deux risquent donc en fin de compte de nuire à l’accumulation de capital.
Si l’on admet que l’imposition du travail correspond à un esclavage car le contribuable travaille une partie de l’année pour l’État, cela ne saurait être moins vrai pour l’imposition du patrimoine : même si c’est la fortune qui est imposée, l’argent payé en impôts peut tout aussi bien provenir du travail du contribuable. Inversement, ce dernier peut aussi réduire sa fortune pour s’acquitter d’un impôt sur le revenu : l’impôt cesserait-il alors d’être un esclavage pour autant ?
Une segmentation arbitraire entre revenu et fortune ne fait guère de sens du point de vue de la justice : chaque individu fait ses choix en tenant compte de toutes ses ressources. Pour savoir s’il peut ou non se permettre une certaine dépense ou d’épargner davantage, un individu tient compte de son salaire, de sa fortune actuelle, et de ses gains futurs attendus. Si l’imposition est injustifiée parce qu’elle ne respecte pas le droit de chacun de disposer librement de ses propres ressources pour les affecter selon ses propres choix, alors cela vaut pour toute forme d’impôt.
Pour ce qui est de la justice d’une imposition, un autre principe avancé est celui de la « capacité contributive », menant à l’imposition progressive. L’équité de ce principe n’est cependant jamais démontrée mais simplement supposée incontestable. Or, le principe de la capacité contributive ne nous dit rien du degré justifié de progressivité : en fait, ce principe autorise des prélèvements quasi-illimités, puisqu’il implique qu’il serait justifié de prélever la plus grande part du revenu ou de la fortune d’un contribuable aisé, en lui laissant simplement le minimum pour vivre, puisqu’il aurait bien « les moyens » ou la « capacité » de payer la quasi-totalité de son revenu en impôts sans mourir de faim pour autant.[8]
Les différents impôts peuvent également être évalués d’après la mesure dans laquelle ils sont assimilables à un paiement pour des prestations fournies par l’État. En effet, l’une des justifications de l’impôt est qu’il sert à financer certains services assurés par l’État, et que donc le contribuable subit certes les impôts, mais « en échange » profite de certains services. Selon ce principe, les impôts devraient si possible être plutôt des taxes, chaque taxe étant payée en échange d’un service donné, et ses recettes affectées intégralement au financement de ce service. Vu sous cet angle, un impôt sur l’essence qui serait affecté intégralement à l’entretien des routes, par exemple, serait proche d’une taxe d’utilisation des routes.
Imposer le patrimoine pourrait donc être justifié selon ce point de vue si une personne possédant un patrimoine plus important profitait davantage des services de l’État qu’une personne au patrimoine plus réduit. Est-ce le cas ? Dans la mesure où les propriétaires recourent souvent à des services de sécurité et d’assurances privés et vivent dans des quartiers moins dangereux d’autant plus que leur fortune est grande, il est vraisemblable que, au contraire, ils profitent moins des « services publics » étatiques à mesure que leur patrimoine et donc le montant qu’ils doivent payer au titre des impôts sur le patrimoine sont plus élevés.
De plus, l’imposition du revenu a été défendue avec le même argument : en assurant la sécurité des biens et des personnes et le respect des contrats, l’État rendrait le travail et le paiement des salaires, des intérêts ou des loyers possibles, et le contribuable céderait à l’État une part d’un revenu que celui-ci aurait finalement permis de garantir.[9]
Or, tant pour un impôt sur le revenu que pour un impôt sur le patrimoine, l’absence de choix en matière de services assurés par l’État exclut toute évaluation de la valeur réelle des services fournis « en échange » de l’un de ces impôts. Un cambriolage occasionnel ou même une « protection » payée à la mafia peuvent, selon les taux d’imposition pratiqués, revenir finalement meilleur marché que le paiement d’impôts sur le revenu ou le patrimoine. Un individu peut très bien parvenir à s’enrichir sans ou même contre la « protection » de l’État : le marché noir le démontre à profusion. En l’absence de prix et de choix, les services fournis par l’État ne peuvent tout simplement pas être évalués au même titre que ceux fournis par le marché libre.[10]
Considérer les impôts comme un prix à payer pour des services rendus par l’État reste en outre, dans la plupart des cas, une construction purement théorique : les impôts actuels sont massivement redistributifs, leur affectation rarement clairement délimitée, et ils doivent être payés, que le contribuable souhaite ou non profiter du service pour lequel il est censé payer. Il n’a pas la possibilité de renoncer à la protection de la police ou des pompiers pour sa maison en échange d’un allégement des impôts fonciers, pas plus qu’il ne peut renoncer à contribuer au financement de l’éducation nationale lorsque l’inefficacité avérée de ses prestations le pousse à chercher de meilleurs services d’éducation sur le marché.
1.2. Une imposition efficace ?
En fin de compte, que ce soient les flux ou les stocks de richesse, monétaire ou non, qui sont imposés, les autres questions pertinentes pour déterminer les avantages d’un impôt par rapport à un autre ne changent guère :
Tout impôt de quelque espèce qu’il soit, a toujours une influence plus ou moins fâcheuse, c’est un mal nécessaire, mais comme tous les maux nécessaires, il faut le rendre le moins grand qu’il est possible. Plus on laisse de moyens à la disposition de l’industrie des particuliers, plus un État prospère. L’impôt, par cela seul qu’il enlève une portion quelconque de ces moyens à cette industrie, est infailliblement nuisible.[11]
Les dépenses publiques sont moins efficaces que le marché pour répondre aux demandes des consommateurs : l’expérience montre clairement que le poids de l’État diminue la prospérité.[12] De plus, l’impôt constitue toujours une atteinte aux droits de propriété individuels.[13] Pour ces deux raisons, une bonne politique fiscale devrait viser à minimiser la charge fiscale qui pèse sur les contribuables, et non espérer maximiser les recettes de l’État en cherchant le maximum de la courbe de Laffer :
Le meilleur de tous les plans de finance est de dépenser peu, et le meilleur de tous les impôts est le plus petit.[14]
De plus, les diverses déclarations, déductions, calculs, coefficients et autres complications ajoutant à l’opacité et à la complexité d’un système fiscal peuvent difficilement être considérées comme étant dans l’intérêt des contribuables, même si elles leur permettent en apparence de « déduire » certains frais pour l’impôt sur le revenu ou d’exonérer certains biens pour l’impôt sur la fortune. L’État peut par exemple souhaiter obtenir un certain revenu et y parvenir ensuite par la façon qui suscite le moins d’opposition des contribuables, et non par celle qui les appauvrit le moins. Les déductions et exonérations ne sont alors qu’une illusion dans la mesure où l’État les compense par des taux plus élevés. L’introduction de certaines déductions peut être politiquement préférable à une baisse des taux d’imposition, même si cela implique des pertes d’efficacité qui risquent d’être subies par les contribuables (coûts d’administration et de contrôle fiscaux plus importants ainsi que temps ou argent dépensés en conseil fiscal pour minimiser sa charge fiscale plus élevés). Souvent complexes, permettant par exemple de déduire certaines dépenses pour l’impôt sur le revenu ou certains biens pour l’impôt sur le patrimoine et ceci uniquement sous certaines conditions, dont le choix est nécessairement arbitraire, ces déductions impliquent des distorsions, voire favorisent les contribuables qui connaissent le mieux le système.[15]
En outre, les pertes d’efficacité d’une fiscalité complexe ne sont pas anodines : c’est autant de ressources humaines consacrées à des activités non productives, que ce soit le besoin accru de contrôle fiscal ou le temps passé par les contribuables à remplir des déclarations d’impôts et autres formulaires. L’emploi de conseillers fiscaux est parfaitement légitime dans la mesure où il représente un service comme un autre en vertu du principe de la division du travail et peut permettre aux contribuables de payer moins d’impôts, mais il implique également qu’à mesure que la fiscalité se complexifie, des ressources considérables sont investies dans la simple protection contre l’impôt, un peu comme la montée de l’insécurité augmente les dépenses de sécurité : s’il vaut mieux dépenser plus en sécurité que subir l’insécurité, il serait évidemment préférable que l’insécurité soit moindre. Il serait erroné de se rassurer en affirmant que cela a au moins le mérite de « créer des emplois » : sans la complexité de la fiscalité, c’est autant de ressources et donc d’emplois qui pourraient être consacrés à des tâches contribuant réellement à l’accroissement de richesse.
Enfin, il est préférable que les impôts empiètent le moins possible sur la sphère privée, c’est à dire demandent peu d’informations au contribuable. Les déclarations exhaustives, dans le cas de l’imposition du patrimoine, de l’ensemble des possessions du contribuable, notamment, permettent à l’État de connaître des informations privées qui l’autorisent ensuite à en contrôler la véracité en procédant par exemple à des perquisitions.
2. L’imposition de la possession de patrimoine
La simple possession d’un patrimoine est imposée dans le cas des impôts fonciers, sur la fortune ou le capital. Une telle forme d’imposition est pratiquée par de nombreux pays à des degrés divers et avec des modalités très différentes, rendant une comparaison internationale des taux d’imposition du patrimoine difficile ; cependant, outre les caractéristiques communes qui doivent être évaluées, certaines particularités nationales méritent notre attention. Nous allons principalement évaluer l’impôt sur la fortune, qui constitue la forme d’imposition de la possession de patrimoine la plus générale et la plus controversée, puis nous passerons brièvement en revue d’autres impôts sur la possession de patrimoine.
2.1. Le caractère confiscatoire de l’impôt sur la fortune
Alors qu’un impôt sur le revenu frappe un flux, donc les ressources additionnelles du contribuable pendant une période donnée, un impôt sur la fortune touche un stock, soit certains biens que le contribuable possède. Un impôt sur le revenu frappe une entrée de liquidités, alors que l’impôt sur la fortune frappe la simple possession de certains biens : le contribuable peut donc devoir s’acquitter d’une somme monétaire alors même qu’il ne s’est pas enrichi.
Si le patrimoine imposé ne génère aucun revenu, c’est clairement de confiscation par étapes qu’il s’agit : au bout d’un certain nombre d’années, l’individu qui avait acquis un patrimoine aura payé autant en impôts qu’en prix d’achat. L’État aura pour sa part collecté une somme suffisante pour racheter le bien à l’individu. Il aurait donc pu tout aussi bien ne pas prélever l’impôt pendant ce nombre donné d’années, et confisquer directement le bien à la fin, éventuellement en autorisant le contribuable à le « racheter ». Au final, ces deux façons de confisquer le bien sont donc équivalentes sous l’angle de la justice. Les taux de l’impôt sur le patrimoine peuvent souvent sembler légers, or, il faut bien garder à l’esprit que l’impôt frappe chaque année un même patrimoine. Un impôt de 2% sur un patrimoine ne générant pas de revenu signifie qu’au bout de 50 ans seulement, l’État aura bel et bien confisqué l’entier de la valeur du bien.[16]
Dans le cas où le patrimoine génère un revenu, imposer celui-ci ou le patrimoine lui-même revient au même : dans les deux cas, cela affecte le rendement du patrimoine et donc le revenu du contribuable.[17] Un cas particulier est celui des Pays-Bas : suite à une réforme entrée en vigueur en 2001, c’est désormais le « revenu théorique » du patrimoine qui est imposé. Comme celui-ci est fixé à 4%, quel que soit le revenu réel et l’impôt à 30% de celui-ci, c’est bien d’un impôt de 1,2% sur le patrimoine qu’il s’agit en réalité.[18]
Imposer à la fois le patrimoine lui-même et son revenu consiste donc bien à imposer deux fois la même chose. Pourquoi donc, comme c’est souvent le cas, pratiquer un tel cumul ? En fait, l’avantage pour l’État réside justement dans la situation où le revenu du patrimoine est nul ou négatif. S’il ne peut prélever d’impôt sur le revenu dans ce cas, il peut toujours collecter l’impôt sur la fortune, confisquant donc bel et bien une partie du patrimoine.[19]
Nous pourrions toutefois aussi considérer que tout impôt est toujours payé à partir du revenu du contribuable, en regardant la part effective de son revenu qui doit être payée en impôts (et qui peut donc dans ce cas tendre vers, voire dépasser les 100%). En partant de ce principe, certaines législations prévoient des limites aux impôts lorsqu’ils deviennent trop manifestement confiscatoires.
Ainsi, en Allemagne, la Cour constitutionnelle fédérale de Karlsruhe a estimé que l’ensemble des impôts ne doit pas dépasser la moitié du revenu du contribuable, car au-delà l’impôt serait « contraire au droit de propriété » selon la Loi fondamentale. Cette décision, plutôt que de limiter l’impôt sur la fortune aux cas où les autres impôts n’atteignent pas 50% du revenu du contribuable, a mené en pratique à la suppression de l’impôt sur la fortune qui n’est ainsi plus prélevé depuis 1997.
En France, la limite (pour l’impôt sur le revenu et celui sur la fortune par rapport au revenu net) est en théorie de 85%, mais, pour que le contribuable ne profite pas trop de ce « généreux avantage », un « plafonnement du plafonnement » est prévu : la somme des impôts payés (sur le revenu, sur la fortune ainsi que les contributions sociales) dépasse donc parfois bel et bien les 100% du revenu,[20] même si la Cour de cassation a reconnu que l’impôt avait un caractère confiscatoire dès qu’il obligeait le contribuable à aliéner une partie de sa fortune pour s’acquitter de l’impôt.[21] Dès 2007 cependant, une nouvelle limite de 60% devrait entrer en vigueur, mais qui ne tient compte ni des contributions sociales ni des taxes et impôts indirects.[22] En Espagne, autre pays pratiquant des impôts sur le patrimoine élevés, la situation est similaire à celle de la France, avec un plafonnement à 70% du revenu imposable, mais plafonnement également lui-même plafonné.[23]
Des limites aussi élevées ne sont évidemment guère rassurantes, d’autant plus qu’elles s’appliquent au revenu global, et non au revenu de chaque patrimoine imposé ou même au revenu de l’ensemble du patrimoine uniquement. Nous avons critiqué le principe de la « capacité contributive » car il ne précise pas le degré de progressivité. Or, ce principe a néanmoins une limite : si la progressivité peut tendre vers les 100%, elle ne saurait les dépasser. Les impôts sur la fortune, eux, peuvent non seulement limiter l’accroissement de richesse du contribuable, mais conduire de fait à son appauvrissement en amoindrissant son capital accumulé. De plus, ces limites ne tiennent compte ni des taxes, ni des impôts indirects également subis par un contribuable, ni de l’imposition de l’héritage. En tenant compte de l’impôt sur l’héritage, par exemple, même aux États-Unis, dont le gouvernement est souvent accusé de favoriser les riches, un dollar de revenu supplémentaire gagné par un individu fortuné et au revenu élevé peut très bien finir, au bout du compte, quasi-intégralement dans la poche de l’État : le taux marginal pour les tranches les plus élevées sur un dollar supplémentaire qui ne sera pas dépensé mais transmis est de 73%.[24] En France, entre l’impôt sur l’héritage et celui sur la fortune, les héritiers d’une maison familiale peuvent parfois se retrouver dans l’incapacité de payer l’impôt, qui peut être supérieur à leur revenu, et peuvent ainsi être contraints à vendre leur maison pour s’en acquitter.
La question de la limite de l’impôt sur la fortune à une certaine part du revenu est en fait fondamentale. Si une limite existe, elle implique que l’impôt doit pouvoir être payé à partir du revenu ; dès lors, pourquoi ne pas se contenter de l’impôt sur le revenu, puisqu’il frappe aussi les revenus provenant du patrimoine ? Si une limite n’existe pas (ou est elle-même « plafonnée »), c’est que l’impôt peut devoir être payé en amoindrissant la fortune et pas seulement à partir du revenu ; il constitue donc bien une forme de confiscation. Cela peut expliquer pourquoi la question de savoir si l’impôt sur la fortune doit être payé à partir du revenu ou en amoindrissant la fortune n’ait que rarement reçu de réponse claire : une réponse claire en dirait trop sur la nature de cet impôt. Ainsi, les autorités fiscales suisses,[25] par exemple, sont particulièrement vagues à ce propos :
L'impôt sur la fortune ne doit, en principe, pas amoindrir la substance même de la fortune ; il vise bien plutôt, indirectement, à grever le revenu découlant de la fortune. Il est vrai cependant que l'impôt est prélevé également sur des éléments de fortune sans rendement.[26]
2.2. Les effets dommageables de l’impôt sur la fortune
Outre ses aspects confiscatoires, l’impôt sur la fortune exerce un effet adverse sur la prospérité : une étude portant sur vingt pays de l’OCDE pour la période de 1980 à 1999 a montré l’impact négatif de l’imposition de la fortune sur le taux de croissance.[27] S’il semble bien que l’impôt soit dommageable en tant que tel, l’un de ses effets secondaires non négligeables est l’encouragement à la fuite de capitaux. En France par exemple, l’émigration de contribuables apparaît importante au point que l’effet net de l’impôt peut être négatif, compte tenu d’un « manque à gagner fiscal » lié au départ de contribuables qui ne payeront plus non plus d’autres impôts en France. Les contribuables fuyant l’impôt sur la fortune sont en outre souvent parmi les plus fortunés et les plus dynamiques.[28]
De plus, en France, l’impôt sur la fortune est vu comme un moyen de « prendre aux riches » sans affecter un nombre trop grand de contribuables. Or, cet objectif, de toutes façons moralement discutable, ne semble guère atteint : puisque l’impôt sur la fortune est payé sur l’ensemble du patrimoine qui peut notamment inclure la résidence principale, la croissance des prix de l’immobilier fait qu’il touche de plus en plus de ménages.[29]
L’impôt sur la fortune, en outre, porte une atteinte particulièrement grave à la sphère privée en exigeant un inventaire complet des biens du contribuable. Il discrimine injustement entre les individus, par exemple en appliquant la progressivité de l’impôt et le seuil par foyer fiscal et non par personne, pénalisant donc les couples, et en exonérant certains biens et non d’autres. Sont notamment exonérés : « les objets d’antiquité ayant plus de 100 ans d’âge (y compris le mobilier), les objets d’art ou de collection, les véhicules de collection ».[30]Or, la définition d’un objet de collection peut elle être autre qu’arbitraire, étant donné que n’importe qui est libre de commencer une collection de n’importe quoi, collection commençant nécessairement par l’acquisition d’un seul objet ? La définition des objets d’art ou la limite de 100 ans, elles aussi, semblent difficilement pouvoir se fonder sur une justice fiscale objective et universelle. Ces exonérations peuvent évidemment donner lieu à des « abus », davantage de contrôles, etc. Les « biens professionnels », pour leur part, ne sont exonérés que sous certaines conditions : là encore, le système est inutilement complexe et autorise un contrôle important des déclarations du contribuable.
2.3. Autres impôts frappant la possession de patrimoine
Peu pratiqué parmi les pays de l’OCDE, l’impôt sur le capital des entreprises, en vigueur notamment en Suisse au niveau cantonal, au Luxembourg, en Finlande, au Portugal, au Japon et au Canada, s’avère encore moins justifié que l’impôt sur la fortune des particuliers ; l’expérience montre qu’il mène notamment à une baisse de l’emploi et des revenus.[31]L’impôt pénalise la création d’entreprises et leur financement, touchant en outre plus fortement les industries intensives en capital.
Un cas particulier d’impôt sur la fortune est l’impôt foncier, qui ne frappe que l’immobilier. Or, comme dans le cas de la mobilité internationale des capitaux, la mobilité des capitaux au sein d’un même pays fait que le rendement ne saurait être différent pour deux investissements présentant le même risque. Si le rendement exigé par rapport au capital investi ne peut donc pas varier suite à l’introduction d’un impôt sur les biens immobiliers, c’est le prix de vente du bien qui va changer. Le prix auquel un immeuble locatif peut être vendu, par exemple, va baisser au moment où l’impôt est introduit, pour compenser la perte liée à l’impôt dont s’acquittera le nouveau propriétaire. C’est donc une confiscation qui frappera principalement celui qui est propriétaire au moment où l’impôt est introduit. En outre, un tel impôt risque de décourager les nouvelles constructions, puisque leur prix de vente sera moindre, voire d’affecter également les salaires dans le secteur de la construction à la baisse.[32] En France, la Taxe foncière, la Taxe d'enlèvement des ordures ménagères, la Taxe sur les logements vacants, la Taxe d'habitation et la Taxe professionnelle, notamment, ne sont pas des taxes à proprement parler mais bien des impôts fonciers.
En Suisse, les propriétaires de logements sont imposés sur la « valeur locative » sous prétexte que les propriétaires seraient « favorisés » par rapport aux locataires, soit parce qu’ils n’auraient pas à payer de loyer (alors qu’ils ont bien dû payer pour acquérir leur propriété), soit parce qu’ils profiteraient de déductions fiscales de leur dette hypothécaire (comme s’ils ne devaient pas déjà payer des intérêts sur leur dette). La valeur locative est traitée comme un revenu imposable sous prétexte que le propriétaire se « loue à lui-même » sa maison.[33] Or, si ce revenu est purement fictif, les impôts, eux, doivent être payés en argent bien réel.[34] Le principe d’imposer un revenu inexistant est en outre tout à fait absurde : pourquoi ne pas également supposer que le contribuable qui repeint sa maison au lieu de faire appel à un peintre, s’occupe de ses enfants au lieu de payer une baby-sitter et se fait la cuisine au lieu d’aller au restaurant devrait être imposé sur le « revenu » qu’il tire de tous ces services qu’il se « fournit à lui-même » ! L’imposition de certains biens particuliers ou de la « valeur locative » apparaît dès lors, à la lumière de l’analyse, comme foncièrement injuste.
La redevance audiovisuelle, pratiquée en France, en Suisse et dans d’autres pays européens, doit également être considérée comme un impôt sur le patrimoine. En effet, elle pourrait être vue comme une taxe si elle était payée pour le droit de regarder les chaînes qu’elle finance, or, elle n’est en réalité payée que pour la simple possession d’un téléviseur, que le contribuable utilise ou non la télévision, et surtout, qu’il regarde ou non les chaînes financées par la redevance. Elle permet des perquisitions pour vérifier si une personne refusant de la payer possède ou non un téléviseur et donc constitue une atteinte de plus à la sphère privée. Évidemment, rien ne justifie non plus un tel impôt : soit la production télévisuelle des chaînes nationales est demandée par les consommateurs, auquel cas elle existerait tout aussi bien si elle était financée volontairement (comme c’est le cas pour les nombreuses chaînes privées), soit elle n’est pas demandée par les consommateurs, auquel cas il n’y a aucune raison pour qu’elle existe.
3. L’imposition de la transmission à titre gratuit d’un patrimoine
De nombreux impôts frappent les transferts de patrimoine. Cependant, nous allons nous concentrer sur ceux qui concernent la transmission à titre gratuit d’un patrimoine, c’est à dire l’imposition des donations et des successions, puisque c’est dans ces cas que c’est le patrimoine directement qui risque d’être diminué et non simplement le revenu tiré de sa vente. Nous allons principalement étudier l’imposition de l’héritage, mais nos conclusions valent également pour les impositions qui pourraient être défendues avec les mêmes arguments, comme celle des donations.
3.1. Un impôt équitable ?
Les impôts sur l’héritage sont très controversés : scandaleux pour les uns car imposant à la mort un patrimoine déjà imposé tout au long de la vie, équitables pour d’autres car nécessaires à « l’égalité des chances ». La définition de « l’équité » se limite cependant dans ce contexte le plus souvent à savoir si l’impôt frappe bien « les riches ». Or, nous l’avons vu, le principe de la « capacité contributive » et l’imposition progressive qu’il implique ne reposent guère sur des principes cohérents de justice. De plus, l’argument consistant à défendre un impôt en suggérant qu’il ne frappera qu’une minorité n’est pas acceptable en tant que tel : pour qu’il soit légitime de frapper un certain groupe d’un impôt qui ne toucherait que ce groupe-là, il faudrait que des caractéristiques intrinsèques à ce groupe le justifient. Est-ce le cas pour « les riches » ?
L’une des justifications de l’impôt sur l’héritage est qu’il permettrait de tendre vers « l’égalité des chances » en limitant la transmission de richesses. L’impôt sur l’héritage devrait donc être idéalement de 100%, tout le monde étant censé avoir, au départ, les « mêmes chances » de succès dans la vie. Les forces de police pourraient ainsi, dès la mort du père de famille, forcer la porte de sa maison et mettre femme et enfants à la rue sans le sou – ou du moins dans des logements sociaux identiques pour tous.[35] Cependant, cela ne résoudrait pas la question des privilèges dont les « enfants de riches » profitent du vivant de leurs parents, ni celle des qualités héréditaires transmises par les parents à leurs enfants, voire d’autres avantages comme la réputation de leur nom, leur réseau social, les valeurs qu’ils leur transmettent, l’éducation fournie, le pays de naissance, etc.
Un tel égalitarisme, s’il se veut sérieux, devrait dès lors exiger que tous les enfants soient arrachés à leurs parents dès la naissance et éduqués par l’État, si possible sous la tutelle d’un État mondial centralisé et par des mères-robots toutes identiques. Et encore, cela ne résoudrait toujours pas le « problème » des différences génétiques. Une « nationalisation » des enfants apparaît donc comme la vraie condition à « l’égalité des chances », et non un simple impôt sur l’héritage. Une autre solution serait d’accompagner l’égalitarisme de l’héritage par un égalitarisme mondial généralisé, nivelant par le bas tous les revenus et qualités de vie, mais qui parviendrait encore moins à une « égalité » parfaite.[36]
L’égalité des chances ainsi perçue est donc tout simplement impossible, et un impôt justifié sur cette base absurde. La reconnaissance de l’identité des droits de tous, seule forme concevable d’une « égalité » à la fois possible, juste et universelle, implique en outre le respect des droits de propriété de chacun que les « égalitarismes » redistributionnistes oublient : en réalité, loin de réaliser une impossible « égalité » des chances ou des conditions, ceux-ci créent nécessairement une société ou certains ont le droit de prendre leurs biens à d’autres par la violence, sans que ceux-ci aient le droit de les reprendre.
Un impôt sur l’héritage d’un taux autre que 100% ne peut pas se justifier non plus sur une base dont la conclusion logique serait qu’il soit de 100%. L’imposition de l’héritage, par ailleurs, restreint les possibilités de choix et les droits des personnes de leur vivant, puisqu’elle limite la façon dont elles peuvent affecter leur argent. Un don conditionné par la mort du donateur peut ainsi être pénalisé par rapport à un don non-conditionnel et instantané : est-ce « équitable » ?[37]
En outre, avec l’imposition de l’héritage, la dépense devient moins pénalisée qu’une épargne permettant une dépense ultérieure. Si un individu dépense tout son argent, il ne subira pas l’impôt sur l’héritage, mais seulement éventuellement des impôts sur la consommation. En l’absence d’impôt sur l’héritage, il léguera sa fortune à ses héritiers, qui devront bien la dépenser et subir les mêmes éventuels impôts sur la consommation, ou la léguer à leur tour. Pourquoi l’État devrait-il dès lors pénaliser par une double imposition celui qui laisse le soin à ses héritiers de dépenser son argent au lieu de le faire lui-même ?[38]
Pénaliser l’épargne léguée encourage par ailleurs une vision de court terme plutôt qu’une épargne en faveur des prochaines générations. L’impôt perturbe ainsi l’accumulation de capital et encourage soit à dépenser avant sa mort, soit à passer par des moyens détournés pour éviter de le payer. Cela est d’autant plus vrai lorsque l’impôt atteint, pour les tranches supérieures, des taux aussi élevés que 40% au Royaume-Uni, 46% aux États-Unis, 60% en France ou 80% en Belgique.[39] Le voir autrement que comme une confiscation est difficile dans ces conditions :
Another of the suggestions of the Communist Manifesto was “abolition of all right of inheritance.” Now, neither in Great Britain nor in this country have the laws gone up to this point. But again, looking backward upon the past history of the estate taxes, we have to realize that they more and more have approached the goal set by Marx. Estate taxes of the height they have already attained for the upper brackets are no longer to be qualified as taxes. They are measures of expropriation.[40]
Une imposition de l’héritage à un taux donné n’est donc guère différente sur le principe d’une saisie ou d’une confiscation d’une partie des biens d’un individu ou son expropriation pure et simple de sa demeure. Lorsqu’il s’agit d’argent, la confiscation est apparente, dans les autres cas, il suffit de se rappeler que les impôts étaient naguère payés en nature : perdre une partie d’un bien ou devoir payer une partie de sa valeur comme s’il fallait le « racheter » est dans une certaine mesure équivalent.
3.2. Un moyen de corriger certaines injustices ?
L’imposition de l’héritage est également défendue par la remise en question de la légitimité des biens du décédé, qu’elle soit implicite ou explicite.
D’une part, certains considèrent que si le testateur a « volé » ses biens, l’injustice risque de se perpétuer s’il est autorisé à les transmettre, et donc les impôts permettraient au moins d’atténuer cette injustice. Or, si des ressources ont pu par le passé être acquises de façon injuste, ce n’est pas à un impôt de le corriger. Si une fortune provient d’un vol, il convient de la restituer intégralement au propriétaire original, et non d’en laisser une partie au voleur et en redistribuer une autre partie non pas au propriétaire original, mais à l’État. Si une fortune n’est pas volée mais au contraire acquise par des moyens légitimes, alors personne n’a le droit d’en confisquer le moindre centime – sinon il commet lui-même un vol.
D’autre part, d’autres pensent, dans une optique marxiste du monde comme un jeu à somme nulle, que si quelqu’un est riche, c’est qu’il a forcément « pris » cet argent à d’autres. Pourtant, l’argent gagné honnêtement l’est non pas en le prenant aux autres, mais au contraire en leur rendant service, en répondant à leurs besoins, en leur vendant des biens qui n’existeraient pas sans l’effort créatif et productif de l’individu qui s’est enrichi en les créant. Il n’est donc pas seul à profiter de son effort productif : un produit entièrement nouveau ou des innovations permettant de produire pour moins cher permettent d’améliorer le niveau de vie de tous les acheteurs du produit. Un riche n’est donc généralement pas devenu riche en appauvrissant, mais bien en enrichissant autrui : est-ce un procédé illégitime ?
Une confusion semblable consiste à reconnaître la légitimité du droit de propriété du décédé sur ses biens, tout en niant celle de ses héritiers désignés. L’argument est alors que le testateur a bien « mérité » sa richesse par son travail, mais que ses enfants, eux, n’ont pas un « droit à l’héritage » et qu’il est donc juste de réduire la fortune dont ils héritent. Certes, un « droit à l’héritage » serait un droit positif, un « droit à quelque chose » et non un « droit de ne pas subir quelque chose ». Les droits positifs ne sont pas acceptables puisqu’ils impliquent une négation des droits d’autrui : un « droit à » quelque chose, c’est le droit d’obliger autrui à le fournir, tandis qu’un droit contre quelque chose, c’est simplement le droit de ne pas subir une agression d’autrui. Si l’héritage devait être défendu sur la base d’un « droit à l’héritage », il y aurait évidemment de bonnes raisons de s’y opposer.
Les législations actuelles, cependant, commencent généralement par garantir le « droit » des enfants sur l’héritage de leurs parents, puis, s’offusquant des privilèges que cela implique pour certains, tentent de réduire les « inégalités » entre héritages. Les lois sur l’héritage encouragent ainsi le problème du « fils ou fille de riche qui ne mérite pas son argent » qu’elles prétendent ensuite combattre :
Dire aux enfants : vous avez le droit d’exiger de votre père des parts à peu près égales d’héritage, quelle qu’ait été votre conduite, quels que soient vos sentiments à son égard ; vous avez le droit de faire casser son testament si vous vous trouvez lésés dans le partage, n’est-ce pas consacrer le droit à l’héritage ? n’est-ce pas donner à l’enfant une action sur la propriété de son père ? n’est-ce pas lui permettre de considérer et d'exiger comme une dette, ce qu’il regardait et ce qu’il recevait naguère comme un bienfait ? Où la nature avait mis un fils, votre loi ne met-elle pas un créancier ?[41]
En réalité, l’héritage est légitime parce qu’il découle du droit du propriétaire de disposer librement de ses biens : il n’est ni plus ni moins légitime qu’un don ou une vente. Une atteinte au droit du propriétaire de transmettre son patrimoine à qui bon lui semble est donc tout autant une atteinte au droit de propriété que n’importe quelle autre expropriation, et les lois prétendant déterminer qui peut hériter et de combien et celles qui confisquent une partie de l’héritage vont logiquement de paire : en limitant le droit de chacun de disposer librement de ses biens, et donc de les transmettre aux personnes de son choix, l’État agit comme s’il était le propriétaire des biens en question au lieu du testateur. Si le droit de propriété est ainsi bafoué, il n’y a ensuite plus de raison pour que l’État ne confisque pas une partie ou même l’intégralité des biens dont il s’est ainsi arrogé le contrôle.[42]
Chacun devrait être libre de faire son testament selon ses propres préférences. Les lois actuelles sont contradictoires en cela qu’elles prétendent à la fois limiter la transmission de richesses en l’imposant, tout en garantissant un « droit à l’héritage » en « réservant » une part importante de l’héritage à la famille du décédé et décourageant tout legs en dehors par des prélèvements fortement confiscatoires. Le débat est alors dévié vers la question du « mérite » des héritiers à recevoir de l’argent sans effort. Or, ce « mérite », c’est aux parents, propriétaires légitimes de leur fortune d’en décider, et non à l’État, que ce soit en faveur ou en défaveur des héritiers. Rien ne justifie en outre que l’État discrimine en faveur de certains choix de vie privés, discriminant ainsi contre les couples non-mariés[43] et obligeant les individus à léguer une part de leur fortune à des enfants dont ils peuvent être éloignés ou qui n’ont rien fait pour eux, au détriment par exemple d’amis proches qui se sont occupés d’eux pendant leurs derniers jours.
Le fait qu’en l’absence de testament une procédure par défaut partageant les biens entre les parents proches soit prévue est justifié dans la mesure où l’on peut supposer que telle aurait été la volonté du défunt même s’il ne l’a pas exprimée. En d’autres termes, si le décédé n’a pas pris d’autres dispositions, l'héritage doit revenir au conjoint survivant ou aux enfants, « non parce qu’ils possèdent un droit virtuel sur cet héritage, mais parce que le père le leur aurait probablement légué ».[44]
Cela doit cependant rester une disposition supplétive, et il est même vraisemblable que si elle n’était pas prévue chacun prendrait la peine de rédiger son testament à temps. Dans tous les cas, à moins que le défunt ait prévu de léguer sa fortune à l’État, ce dernier n’a aucun droit dessus : l’impôt comme paiement pour services étatiques ne peut exister dans ce cas, car à part les frais de cimetière s’ils ne sont pas à la charge de la famille, le défunt ne risque plus guère d’avoir besoin desdits services. Il semble tout aussi improbable que le besoin présumé en services publics des héritiers augmente soudain à l’instant où ils deviennent propriétaires de l’héritage.
3.3. Un impôt limité dans ses effets dommageables ?
La croissance des dépenses étatiques et la tendance naturelle des États à ajuster plus facilement les impôts à la hausse qu’à la baisse, même en cas d’inflation ou augmentation de certains prix, contribuent à rendre plus importante l’imposition de l’héritage. Ainsi, au Royaume-Uni, les prix de l’immobilier ont augmenté de 179% sur les dix dernières années, sans hausse comparable de la limite à partir de laquelle l’impôt sur l’héritage doit être payé : si seul un héritage sur vingt le subit actuellement, un ménage sur trois a désormais des biens de suffisamment de valeur pour devoir s’en acquitter le cas échéant.[45] En France, il serait également trompeur de prétendre que l’impôt ne frappe que les « riches » : en 2005 par exemple, 41% des héritages ont subi l’impôt.[46]
De plus, les grandes fortunes peuvent souvent se permettre de recourir à des moyens détournés pour y échapper. Dans certains cas, les moyens de contourner l’impôt sur l’héritage sont même cautionnés par le même gouvernement qui le maintient, lorsque cela lui permet de s’assurer des recettes fiscales ou des « relances de la consommation » à court terme – ce qui permet de créer l’illusion d’un gouvernement favorisant la croissance. C’est le cas en France avec une mesure « temporaire » décidée par Nicolas Sarkozy pour 2004-2005 et permettant d’exonérer certaines donations.[47] Or, une mesure « temporaire » biaise les choix des individus en faveur du court terme, au détriment de l’investissement, sous prétexte de mythes keynésiens depuis longtemps réfutés et surtout de considérations électoralistes.
De telles mesures sont purement arbitraires et finalement absurdes : si l’impôt a une justification comme paiement pour services, celui-ci ne saurait varier ainsi d’une année à l’autre. Les exonérations apparaissent ensuite comme des « cadeaux fiscaux aux riches », perpétuant l’idée que l’État a un droit sur toute la richesse de ses sujets, et qu’il peut, dans de brefs moments de générosité, leur en « offrir » une partie. Même si elles permettent à certains contribuables d’échapper à l’impôt, ces mesures évitent surtout le vrai débat : pourquoi les donations, directes ou conditionnelles, devraient-elles jamais être imposées ?
Même aux États-Unis, où l’impôt sur l’héritage ne frappe directement que quelques pour cent des héritiers, les conséquences sur le reste de la population ne doivent pas être oubliées. L’impôt sur l’héritage y est particulièrement débattu et analysé, et de nombreuses études se sont penchées sur son impact économique. Elles montrent que l’impôt a des conséquences négatives pour l’ensemble de l’économie : une réduction massive du capital disponible, moins d’épargne et d’investissement, une distorsion de l’allocation des ressources, la dissolution de milliers de petites entreprises, l’usage de milliards de dollars à des fins de planification fiscale plutôt qu’en investissement productif, et une création d’emplois fortement réduite.L’impôt sur l’héritage n’y constitue en outre qu’une part minime des recettes publiques, et les coûts de prélèvement pour l’État et de conformité pour le contribuable sont très élevés, atteignant même selon certaines estimations autant que le montant d’impôt récolté. Certaines études estiment même que la suppression de l’impôt sur l’héritage serait neutre pour les recettes de l’État, voire les augmenterait.[48]
3.4. Un impôt en voie de disparition ?
L’impôt sur l’héritage a été supprimé, du moins pour les descendants directs, dans de nombreux pays ces dernières décennies, notamment en Australie, en Nouvelle-Zélande, en République tchèque, en Italie, au Canada et en Irlande. Aux États-Unis, la suppression complète de l’imposition de l’héritage a été proposée à plusieurs reprises mais refusée pour l’instant, excepté une suppression progressive d’ici 2010 liée à une réintroduction en 2011. En Suisse, il n’y a pas d’impôt sur les successions au niveau fédéral, mais seulement au niveau des cantons, lesquels pratiquent encore presque tous l’imposition de l’héritage en principe (à l’exception de Schwyz), mais exonèrent le conjoint survivant et les descendants en ligne directe. L’évolution est par ailleurs favorable : 13 cantons n’exonèrent les descendants directs que depuis 1990 seulement. Ces changements ont par ailleurs souvent été approuvés en référendum populaire à une forte majorité.
D’autres pays vont-ils également suivre ces exemples ? Si l’abolition semble en bonne voie dans certains cas, elle n’est malheureusement souvent que partielle : il convient d’insister sur le caractère souhaitable et justifié d’une suppression complète du principe même de l’imposition de l’héritage et des donations, plutôt qu’un maintien de ces impôts avec des exonérations plus importantes.
Conclusion
Pourquoi taxer le patrimoine ? Pourquoi, en effet. À la lumière de l’analyse, rien ne semble justifier l’imposition du patrimoine.
Pour l’impôt sur la fortune, deux cas de figure se présentent. Soit il frappe un patrimoine qui génère un revenu, auquel cas c’est le revenu directement qu’il est plus logique d’imposer. Soit il frappe un patrimoine qui ne génère pas de revenu (ou un revenu moindre que le montant d’impôt à payer), auquel cas un tel impôt doit plutôt être vu comme la saisie pure et simple d’une partie des biens d’un individu par les hommes de l’État. Puisque le revenu du patrimoine est en général déjà imposé, l’impôt sur la fortune ne sert qu’un but purement confiscatoire et sa suppression est donc souhaitable.
Pour l’impôt sur l’héritage, le caractère « égalitaire » prêté à cet impôt relève en réalité de principes dangereux fondés sur aucune notion cohérente de justice. Dès lors, là aussi, c’est une suppression complète qu’il convient de soutenir, et non de conserver l’impôt dans son principe pour ensuite exonérer certains héritiers. La législation de l’héritage dans son ensemble devrait en fait être revue : reconnaître le droit de chacun de disposer librement de ses biens, même après sa mort, et supprimer tout impôt et toute restriction sur toute forme de transmission de patrimoine.
L’imposition du patrimoine se révèle donc une forme de confiscation particulièrement nuisible et injustifiée. Elle ne fournit qu’une faible part des recettes de l’État, et cette part est généralement en baisse dans les pays de l’OCDE.[49] Dans la mesure où les coûts de prélèvement sont particulièrement élevés et les autres effets négatifs, tels que l’encouragement à la fuite des contribuables sont importants, il n’est même pas sûr que l’effet net des impôts sur le patrimoine étudiés soit positif pour les recettes fiscales, que ce soit pour l’imposition de l’héritage aux États-Unis ou pour celle de la fortune en France. L’imposition du patrimoine n’est donc en rien indispensable à la survie de l’État, et pourrait vraisemblablement être abolie sans même nécessiter de coupes importantes dans les dépenses ou des hausses d’autres impôts.
De nombreux pays se sont résolus à mettre fin à cette forme d’imposition ; une saine concurrence fiscale peut contribuer à y pousser d’autres.La concurrence fiscale limite en effet les possibilités d’imposer le patrimoine, grâce à la mobilité des capitaux et des personnes.[50]C’est un processus qu’il ne faut pas entraver, mais bien soutenir, notamment en s’opposant aux visées d’« harmonisation » de certains gouvernements.