Les initiatives populaires visant à restreindre les droits des étrangers ne sont pas chose nouvelle. Durant le XXe siècle, une dizaine d’initiatives populaires visant à restreindre le nombre d’étrangers ont ainsi été soumises au vote du peuple suisse, sans compter les autres votations et référendums durcissant d’une façon ou d’une autre les conditions d’entrée ou de séjour en Suisse. Même si les plus radicales d’entre elles ont été rejetées, elles ont souvent donné lieu à des «contre-projets indirects» abondant dans leur sens.
Ainsi, alors qu’au début du siècle passé le principe de la libre circulation de tous prévalait, cent ans plus tard prévalent des systèmes de permis, de «plafonnement», des concepts tels que la «surpopulation étrangère» et autres restrictions aux étrangers qui ne seraient pas «culturellement proches». La dernière révision en date n’a guère fait exception, puisqu’elle a introduit une intrusion croissante de l’Etat dans la vie privée et économique dès qu’il s’agit d’étrangers: surveillance accrue des mariages, obligation pour les compagnies aériennes d’effectuer un contrôle accru des papiers d’identité, sanctions pénales plus sévères pour ceux qui emploieraient des «sans-papiers», perquisitions sans mandat pour les requérants d’asile, limitation de la liberté médicale lorsqu’il s’agit d’étrangers sans papiers, etc.
L’initiative populaire «pour le renvoi des étrangers criminels», déposée le 15 février 2008 et soumise à votation le 28 novembre 2010, s’inscrit donc dans la droite ligne de cette politique, avec cependant quelques particularités.
D’une part, elle prône ouvertement une discrimination entre Suisses et étrangers, qui serait ainsi inscrite dans la Constitution, en contradiction flagrante avec l’égalité en droit qu’on pourrait attendre d’une démocratie libérale.
D’autre part, le Conseil fédéral, loin de s’offusquer et rappeler son attachement au principe ancestral d’une même peine pour un même crime, a préféré offrir un contre-projet direct à l’initiative, contre-projet qui à vrai dire ne s’en distingue guère. Le contre-projet, en effet, reprend le principe de l’initiative, ajoute un vague article sur l’intégration (qui ne garantit rien de concret), tempère l’expulsion par une prise en compte du droit international, et, sur le fond, va encore plus loin que l’initiative en élargissant la liste d’infractions passibles de l’expulsion.
Tant les initiants que le Conseil fédéral n’ont pourtant toujours pas répondu à deux questions qui s’imposent assez naturellement face à une telle initiative.
Premièrement, pourquoi expulser une personne qui a certes commis un crime ou délit, mais qui a ensuite purgé sa peine? Quel que soit le but attribué à la prison (réinsertion, punition, dissuasion, ou autre), pourquoi donc expulser la personne ayant purgé sa peine une fois que ce but est atteint? Et s’il n’est pas atteint, ne faudrait-il pas plutôt s’interroger sur l’utilité ou l’adéquation de la peine?
Deuxièmement, pourquoi un même crime ou délit devrait-il être puni différemment selon la nationalité de la personne?
Le seul argument présenté en faveur de l’expulsion des étrangers est que ceux-ci seraient nombreux parmi les auteurs de crimes et délits. Mais quelle que soit la différence entre le taux de criminalité des étrangers et celui des Suisses, cela ne justifie en rien un traitement différent: s’il y a beaucoup d’étrangers qui commettent des infractions, alors il y a aussi également beaucoup d’étrangers qui seront punis, qui iront en prison. En quoi est-ce que ce taux serait-il pertinent pour déterminer la peine? Un juge devrait-il, avant de condamner une personne à une peine de prison, vérifier le taux de criminalité des groupes statistiques auxquels elle appartient, en étendant la logique aux tranches d’âge, sexe, localité, religion ou couleur de peau?
En outre, l’initiative pose une question fondamentale sur le rôle des prisons, sans y répondre. Car de deux choses l’une: soit les peines de prison sont efficaces, dissuasives, et contribuent à la réinsertion des personnes condamnées. Auquel cas il faut se demander pourquoi il faudrait expulser des personnes qui sont devenues de bons citoyens. Soit elles ne le sont pas, auquel cas il faudrait plutôt se demander s’il est correct et responsable de renvoyer dans un autre pays de dangereux criminels qui sitôt sortis de prison s’apprêtent à récidiver.
Enfin, si l’expulsion est une panacée au problème de l’insécurité, pourquoi donc se limiter aux étrangers? Après tout, des peines d’exil, ou de déportation dans des colonies pénitentiaires (ou même colonies tout court!) ont été appliquées par le passé par de nombreux Etats. Si les étrangers criminels doivent être expulsés, alors posons la question: et si on expulsait aussi les Suisses criminels?