Cela serait sans doute amusant d’ironie si la situation n’était pas aussi dramatique. Tout le monde commente l’état de santé critique dans lequel se trouve Bernard Rappaz en s’interrogeant sur la question s’il faut ou non lui laisser la liberté de mourir d’inanition, liberté équivalente à celle de se suicider, au demeurant acquise.
Or, que reproche-t-on à Bernard Rappaz? D’avoir vendu du cannabis, substance censée présenter un risque pour la santé (bien que, étrangement, personne n’en soit jamais mort, justement, contrairement à d’autres produits tout à fait légaux...). Autrement dit, une personne a la liberté de sauter d’un pont, de se laisser mourir de faim en prison, ou même de s’enivrer à mort, mais étrangement, ne devrait pas avoir celle d’aller à la ferme de Rappaz lui acheter un coussin de chanvre.
Peut-on considérer une telle situation comme juste, logique et morale, et donc l’accepter? Certainement pas, et c’est ce que Bernard Rappaz a compris, et ce sur quoi il a décidé de porter l’attention.
Il y a deux sortes de lois: les lois justes et les lois injustes. Je serais le premier à préconiser l’obéissance aux lois justes. C’est une responsabilité morale aussi bien que légale. Or, cette même responsabilité morale nous commande inversement de désobéir aux lois injustes.
écrivait Martin Luther King, lui aussi emprisonné.
C’est de cette responsabilité morale que Bernard Rappaz a fait preuve. Même lorsque les lois sont manifestement injustes et arbitraires, l’Etat répressif, loin de se satisfaire de sa victoire par la force, semble se complaire à humilier ses victimes en leur faisant avoir honte de leurs «péchés», en leur faisant regretter leurs actes parfaitement justes et moraux. La «justice» se montrera «clémente» s’ils plaident coupable lors des négociations de peine aux États-Unis, on leur pardonnera gracieusement s’ils baissent les yeux et expriment des regrets, alors qu’ils n’ont fait de mal à personne et n’ont par conséquent rien à se reprocher.
Bernard Rappaz a eu le courage de ne pas en arriver là. Il a assumé ses actes jusqu’au bout, et c’est cela qui en fait un prisonnier politique, prêt à risquer sa vie pour défendre une cause juste: celle de la légalisation d’un produit qui n’aurait jamais dû être interdit, car aucune raison valable n’a jamais été présentée pour justifier son interdiction.
Le débat sur les dangers (ou les bénéfices) éventuels du cannabis est en réalité hors sujet: c’est une question que peut se poser tout un chacun pour savoir s’il souhaite en consommer ou non, que les parents peuvent se poser avant d’avertir leurs enfants contre ses dangers, que les médecins peuvent se poser pour faire des recommandations ou des prescriptions.
Mais c’est un débat qui ne relève pas du droit, un débat qui ne devrait rien avoir à faire avec la politique, qui répond à la question: dans quels cas est-il légitime d’utiliser la violence étatique? Et non à la question: quels sont les effets de tel ou tel produit sur la santé.
Quelle que soit la dangerosité éventuelle d’un produit pour la santé de celui ou celle qui le consomme, il n’y a aucune légitimité à l’interdire. S’il est inoffensif, il va de soi que l’interdire est absurde. S’il est mortel, il relève de la liberté de se suicider, qui est reconnue. S’il est quelque part entre les deux, et bien il n’y a pas plus de raisons de l’interdire que s’il était à l’un de ces deux pôles extrêmes.
Et plus les produits sont dangereux pour la santé, plus leur interdiction se révèle catastrophique: les risques d’overdose ou de drogues coupées avec des produits toxiques sont aggravés par le marché noir qu’entraîne la prohibition. De plus, tout comme la prohibition d’alcool a poussé vers la consommation d’alcools forts, plus faciles à stocker, cacher ou transporter que la bière ou le vin, de même la prohibition des drogues encourage la consommation des produits faciles à cacher et fortement concentrés.
Alors bien sûr, il y a une réponse simple à cet argumentaire: dire que la liberté de se suicider ne doit pas être reconnue, et que l’Etat peut décider à sa discrétion quels produits interdire, sans qu’il soit nécessaire d’y voir une quelconque logique ou cohérence. Mais qu’est-ce qu’une telle position impliquerait? Si je n’ai pas le droit de disposer de ma vie, qui le peut? En réalité, une telle position implique que c’est l’Etat qui est alors maître de nos vies, libre de nous maintenir en vie de force ou nous envoyer à la mort, selon ce qui arrange ceux au pouvoir.
La nature intrinsèquement totalitaire d’une telle position explique aisément pourquoi la «guerre à la drogue» ne peut se mener sans des incursions de plus en plus drastiques dans la vie privée (ce que montre l’exemple d’Etats encore plus répressifs que la Suisse, sans d’ailleurs guère plus de succès dans la limitation de la consommation de stupéfiants).
Espérons que la politique de la Suisse pourra se tourner vers une attitude plus rationnelle. Libérer Bernard Rappaz de la peine absurde à laquelle il a été condamné serait un premier pas vers une politique à la fois plus humaine et plus raisonnable.