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Paternalisme fiscal : lettre ouverte à Marcela Iacub

Chère Marcela Iacub,

Dans votre article "C’est pas Depardieu possible !" vous faites preuve d'un paternalisme assez étonnant de votre part... En effet, vous estimez, en simplifant à peine, que l'argent ne fait pas le bonheur, et que s'il faut le prendre de force à Depardieu et autres artistes ("une société rationnelle et juste devrait empêcher le cumul de capital par les individus au-delà d’une certaine limite"), c'est en somme pour leur bien. Le pauvre Depardieu serait, de toutes façons, trop vieux pour avoir le temps de profiter de son argent ("reste-t-il à Depardieu suffisamment de temps pour puiser dans ces quelques millions économisés ?"). En somme, vous estimez mieux savoir que Depardieu lui-même ce qui est bien pour Depardieu. Un peu comme les féministes à propos des prostituées, et autres innombrables exemples de ce paternalisme que vous avez si bien dénoncé par ailleurs: "L’un des moyens privilégiés pour détruire son prochain est de chercher à le protéger contre lui-même." ("Une folle envie de jouir")

Vous affirmez de façon péremptoire que "l’argent est utile pour la vie de celui qui le possède jusqu’à un certain seuil."

L'argument que vous utilisez est en réalité celui, bien connu des économistes, de l'utilité marginale décroissante de l'argent. Il souffre de deux problèmes.

D'une part, du fait qu'en réalité vous (ni personne) n'en savez rien : nous ne sommes pas dans la tête des autres personnes, nous ne pouvons pas savoir à quel point elles apprécient quelque chose, à quel point ou jusqu'à quel point quelque chose est "utile" pour elles... pas plus que nous ne pouvons savoir et décider à leur place quelle activité est "dégradante" pour elles ou incompatible avec leur "dignité".

La valeur est subjective, il n'y a pas de valeur objective : nous avons tous des valeurs différentes, les mêmes choses ont des valeurs différentes pour chacun d'entre nous, et nul ne peut savoir ce qui a quelle valeur pour une autre personne.

D'autre part, notre opinion, même si elle n'était pas infondée, sur l'utilité de quelque chose pour quelqu'un, ne constitue en rien un argument pour justifier l'usage de la violence contre cette persone pour la priver de quelque chose qui lui appartient. Monsieur Depardieu n'a peut-être pas besoin de tout son argent, mais il n'a peut-être pas besoin non plus de plein de choses qui se trouvent dans son appartement. Cela ne me donne pas pour autant le droit de me servir chez lui et de le débarrasser de son argenterie inutilisée ou de son canapé superflu.

Certes, on peut être d'accord avec Dworkin qui écrivait que "Money or its equivalent is useful so far as it enables someone to lead a more valuable, successful, happier, or more moral life. Anyone who counts it for more than that is a fetishist of little green paper".

Mais depuis quand n'aurions-nous plus le droit d'être fétichiste ?

Le rejet du paternalisme ne consiste pas à accepter les opinions ou actes d'autrui qui ne nous choquent pas, mais justement à accepter également ceux que nous ne comprenons pas. À accepter la rationalité (ou l'irrationalité) d'autrui et à faire la différence entre notre opinion sur comment il convient de vivre sa vie (et dépenser son argent), et la légitimité ou non de l'usage de la violence pour imposer cette opinion.

Toute question politique, en effet, porte en définitive sur la légitimité ou non, pour un cas donné, de l'usage de la violence étatique. Les libéraux sont ceux qui estiment que la violence doit être restreinte à un nombre très limité de cas (les agressions physiques, le vol, le viol, le meurtre), et certainement pas pour imposer un type de société donné ou des choix de vie (dicter à Depardieu ce qu'il doit faire de son argent, interdire aux homosexuels de se marier, etc.).

C'est un principe libéral que vous avez très bien résumé par ailleurs ("Changer d’esprit d’Etat") :

Certes, il semble normal de chercher à «éduquer» et à «changer les mentalités» de nos concitoyens. Les militants, les artistes, les journalistes, les politiques, les syndicalistes, les intellectuels ne cessent de le faire. Pourtant, ces braves gens ne croient pas que pour y parvenir il soit légitime, utile, voire nécessaire de faire appel à la police, aux tribunaux, aux prisons comme le voudraient ces illustres députés. Les premiers cherchent à persuader et à convaincre du bien-fondé de leurs idées par des discussions, des livres, des manifestations, des films, des grèves, sans qu’ils trouvent efficace de passer des menottes à leurs concitoyens ou de les contraindre, comme le voudrait cette proposition de loi, à faire des stages de redressement idéologique.

Libre donc à vous de tenter de convaincre monsieur Depardieu d'utiliser son argent à meilleur escient — mais non de faire appel à l'État pour qu'il le lui confisque de force. Remarquez d'ailleurs que la question actuelle n'est pas si monsieur Depardieu doit garder son argent ou le donner aux pauvres, mais bien s'il peut conserver son argent ou si l'État français doit-le lui confisquer de force. Êtes-vous vraiment si certaine que l'État français, bien souvent plus occupé à dépenser en répression qu'en véritable aide aux pauvres, fera meilleur usage de cet argent que Depardieu ? Comme disait Serge Gainsbourg : "faut pas déconner... c'est pas pour les pauvres, c'est pour le nucléaire".

Bien à vous,

Jan Krepelka