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Lettre à Thomas Bayard

À Thomas F. Bayard, du Delaware :

Monsieur — j’ai lu votre lettre au révérend Lyman Abbott, dans laquelle vous exprimez l’opinion qu’il est possible pour un homme d’être un législateur (en vertu de la Constitution des États-Unis) tout en demeurant un honnête homme.

Cette proposition implique que vous soutenez qu’il est possible que quelque quatre cents hommes puissent, par un procédé ou un autre, devenir investis du droit de faire leurs propres lois — c’est à dire, des lois entièrement de leur propre conception, et donc nécessairement distinctes du Droit naturel, des principes de justice naturelle ; et que ces lois de leur propre conception seraient réellement et véritablement obligatoires pour la population des États-Unis ; et que, par conséquent, cette population puisse être légitimement contrainte à leur obéir.

Tout ceci implique que vous êtes d’avis que le Congrès des États-Unis, dont vous êtes membre, aurait, par un procédé ou un autre, obtenu un certain droit de domination arbitraire sur le peuple des États-Unis ; ce droit de domination arbitraire ne provient pas du Droit naturel, et est donc nécessairement en conflit avec le Droit naturel, avec les principes de la justice naturelle, et avec les droits naturels des hommes en tant qu’individus. Tout ceci est nécessairement impliqué par l’idée que le Congrès possèderait à présent un quelconque droit de faire une quelconque loi, de sa propre conception — c’est à dire, une loi qui serait plus ou moins différente du Droit naturel, Droit naturel qu’elle ne saurait ni faire, ni défaire, ni altérer — et de la faire appliquer de force sur les habitants des États-Unis, ou une quelconque partie d’entre eux, contre leur gré.

Vous supposez que le droit de domination arbitraire — c’est à dire, le droit de faire des lois de leur propre fabrication, et contraindre autrui à leur obéir — relèverait d’une « confiance » qui aurait été déleguée à ceux qui exercent à présent le pouvoir. Vous appellez cela « la charge de responsabilité du pouvoir public ».

Mais, Monsieur, vous vous trompez en supposant qu’un tel pouvoir ait jamais été délégué, ou pourrait jamais être délégué, par quiconque, à quiconque.

Toute délégation de pouvoir de ce type est naturellement impossible, pour les raisons suivantes :

1. Nul homme ne peut déléguer, ou offrir à un autre homme, aucun droit de domination arbitraire sur lui-même, car ce serait s’offrir en esclavage. Et ceci, nul ne saurait le faire. Tout contrat en ce sens est nécessairement absurde, et n’a aucune validité. Appeler un tel contrat « constitution », ou d’un autre nom pompeux, ne change en rien son caractère d’absurdité et de nullité contractuelle.

2. Nul homme ne peut déléguer, ou donner à un autre homme, aucun droit de domination sur une tierce personne, car cela impliquerait un droit de la première personne, non seulement à réduire en esclavage la troisième personne, mais également un droit à la fournir comme esclave à d’autres personnes encore. Tout contrat en ce sens est nécessairement un contrat criminel, et donc invalide. Et appeler un tel contrat « constitution » ne diminue en rien sa criminalité, ni n’ajoute à sa validité.

Ces faits, que nul homme ne saurait déléguer, ou céder, son propre droit naturel à la liberté, ni le droit naturel à la liberté d’aucun autre homme, prouvent qu’il ne saurait déléguer nul droit de domination arbitraire — ou, ce qui est la même chose, aucun pouvoir législatif — sur lui-même ou quiconque d’autre, à quelconque homme, ou quelconque groupe d’hommes.

Cette impossibilité pour tout homme à déléguer le moindre pouvoir législatif résulte nécessairement du fait que le Droit naturel a tracé la ligne, la seule et unique — et une ligne qui ne saurait jamais être ignorée ou supprimée — entre l’intérêt et les droits personnels et de propriété de chaque homme, et les droits personnels et de propriété inhérents et inaliénables de tout autre homme. Il fixe donc nécessairement les limites inaltérables, au sein desquelles chaque homme peut librement chercher son propre bonheur, à sa propre manière, libre de toute responsabilité à l’égard de ses semblables, libre de toute interférence de leur part.

Toute cette délégation prétendue de pouvoir législatif — c’est à dire, d’un pouvoir, de la part des soi-disant législateurs, de faire n’importe quelle loi de leur propre conception, distincte du Droit naturel — constitue ainsi pleinement un mensonge; mensonge dont le seul but est de masquer et cacher une pure usurpation, d’un groupe d’hommes donné, à exercer une domination arbitraire sur d’autres hommes.

Que ce pouvoir législatif, ou pouvoir de domination arbitraire, constitue une pure usurpation, de la part de ceux qui à présent l’exercent, et non une « confiance » qui leur serait accordée, est prouvé encore davantage par le fait que la seule délégation de pouvoir, qui est ne serait-ce que professée ou prétendue être faite, l’est secrètement — par bulletin secret — et non d’une manière ouverte et authentique ; et dès lors non par aucun homme, ou groupe d’hommes, qui se rendraient personnellement responsables, à titre de mandants, des actes des mandataires auxquels ils professent déléguer leur pouvoir.

Toute cette prétendue délégation de pouvoir ayant été faite secrètement — par bulletin secret — pas un seul des soi-disant législateurs, qui professent n’exercer qu’un pouvoir qui leur fût délégué, n’a lui-même de connaissance légale, ou ne peut offrir de preuve légale, sur qui sont les individus spécifiques qui le lui auraient délégué. Et n’ayant point de pouvoir d’identifier les individus ayant professé lui avoir délégué ce pouvoir, il ne peut produire nulle preuve légale que quiconque n’aurait jamais ne serait-ce que tenté ou prétendu le lui avoir délégué.

Clairement, un homme qui exerce une domination arbitraire sur d’autres hommes et qui prétend n’exercer qu’un pouvoir délégué, mais ne peut montrer qui seraient ses mandants, ni, en conséquence, prouver qu’il n’y en ait, doit être supposé, aussi bien en Droit qu’en raison, n’en avoir aucun ; et ainsi de n’exercer de pouvoir que le sien propre. Et n’ayant, de Droit, nul tel pouvoir, il est, tant en Droit qu’en raison, un pur usurpateur.

Monsieur, un scrutin secret entraîne un État secret ; et un État secret est un État gouverné par conspiration ; dans lequel les gens ne peuvent généralement pas avoir de droits. Et c’est la seule forme de gouvernement que nous ayons à présent. C’est de cet État dont vous êtes membre de votre plein gré et que vous soutenez volontairement, et pourtant vous prétendez être un honnête homme. Si vous êtes un honnête homme, votre honnêteté n’est-elle pas celle d’un homme ignorant et irréflechi, qui ne fait qu’être porté par le courant, au lieu d’exercer le moindre jugement propre ?

Il y a encore une autre raison qui fait que tous les législateurs (prétendus), sous la Constitution des États-Unis, ne font qu’exercer une domination arbitraire et irresonsable de leur propre chef ; et non une quelconque autorité qui leur aurait été déléguée, ou prétendu leur avoir été déléguée. Et cette raison est que la Constitution elle-même (Art. 1, Sec. 6) prescrit que :

« Pour tout discours ou débat (ou vote) dans l’une ou l’autre Chambre, ils (les Sénateurs et Représentants) ne seront pas questionnés (tenus à aucune responsabilité légale) en aucun autre lieu. »

Cette disposition rend les législateurs constitutionnellment irresponsables envers quiconque ; que ce soient ceux surlesquels ils exercent leur pouvoir, ou ceux qui ont pu, ouvertement ou secrètement, tenter ou prétendre leur avoir délégué du pouvoir. Et des hommes qui ne sont légalement responsables envers personne pour leurs actes, ne peuvent être considérés réellement comme étant les mandataires de quiconque, ou d’exercer nul pouvoir que le leur ; car tout agent véritable est nécessairement responsable aussi bien envers ceux sur qui il agit, qu’envers ceux pour qui il agit.

Dire que les habitants de ce pays aient jamais lié, ou pourraient jamais lier, eux-mêmes par aucun contrat de ce type — Constitution, ou autre — renonçant ainsi à tous leurs droits naturels de propriété, liberté et vie, au profit d’un petit nombre d’hommes — un simple conclave — et qu’ils inclueraient dans ce contrat lui-même que ce petit groupe d’hommes ne seraient pas légalement responsables de l’usage qu’ils feraient de ces droits, est complètement absurde. Cela consisterait à dire qu’ils se sont liés, et qu’ils peuvent se lier, par un tel contrat complètement stupide et suicidaire.

Si un tel contrat avait jamais été fait par un individu privé, et avait été signé, cacheté, observé par des témoins, reconnu et soumis à toutes les formalités légales possibles, nulle cour digne de ce nom sur Terre — et certainement nulle de ce pays — ne l’aurait considéré, ne serait-ce que pour un instant, comme source d’aucun droit, ou délégation d’aucun pouvoir, ou ayant la moindre validité légale, ou impliquant la moindre obligation.

Pour toutes ces raisons, et pour bien d’autres encore que nous pourrions énumérer, le pouvoir législatif exercé actuellement par le Congrès constitue, aussi bien en Droit que de raison, une domination purement personnelle, arbitraire, irresponsable et usurpée de la part des législateurs eux-mêmes, et non un pouvoir qui leur eût été délégué par qui que ce soit.

Et pourtant, par la prétention que cet instrument leur donne un droit de domination arbitraire et irresponsable sur l’ensemble de la population des États-Unis, le Congrès a, depuis plus de 90 ans, rempli de grands volumes de lois de leur propre conception, que la population générale n’a jamais lu, ni même vu, ni même ne lira ou ne verra jamais ; et dont il est impossible qu’ils ne sussent jamais la signification légale. Le Congrès n’a jamais osé exiger de la population ne serait-ce que de lire ces lois. S’il l’avait fait, l’oppression aurait été une oppression intolérable ; et la population, plutôt que de la supporter, soit se serait rebellée, soit aurait fui le pays. Et pourtant ces mêmes lois, que le Congrès n’a jamais osé exiger de la population ne serait-ce que de lire, il oblige cette même population à leur obéir, à la pointe de la baïonette.

Et c’est cette monstrosité morale, légale et politique qui constitue le genre de gouvernement dont le Congrès prétend que la Constitution l’autoriserait à l’imposer sur la population.

Monsieur, pouvez-vous affirmer qu’une telle domination arbitraire et irresponsable sur les propriétés, libertés et vies de 50 millions de persones — ou même sur la propriété, la liberté, et la vie de ne serait-ce que d’une seule personne parmi ces 50 millions — puisse être justifiée par une quelconque raison ? Et sinon, selon quelle vérité pouvez-vous prétendre que vous-même, ou quiconque d’autre, puisse agir en tant que législateur, selon la Constitution des États-Unis, et pourtant demeurer un honnête homme ?

Affirmer que la domination arbitraire et irresponsable, qui est exercée par le Congrès, lui fut déléguée par la Constitution, et pas seulement par les les votes secrets des électeurs actuels, tient du sommet de l’absurdité ; car qu’est-ce que la Constitution ? Elle est, au mieux, un écrit rédigé il ya plus de 90 ans ; approuvée alors par seulement un petit nombre d’hommes ; généralement ces quelques rares blancs adultes mâles, ayant les montants prescrits de propriété ; soit probablement pas plus de 200 000 personnes ; soit une personne sur 20 de la population totale.

Ces hommes sont tous morts depuis longtemps. Ils n’ont jamais eu le moindre droit de domination arbitraire sur leurs contemporains ; et ils n’en ont aucun sur nous. Leurs souhaits ou volontés n’ont pas plus d’autorité légitime sur nous que les souhaits ou volontés des hommes ayant vécu avant le Déluge. Ils n’ont jamais personnellement signé, cacheté, reconnu ni fourni l’instrument qu’ils ont imposé sur le pays en tant que loi. Ils n’ont même jamais, d’une façon ouverte et authentique, lié ne serait-ce qu’eux-mêmes à y obéir, ni ne se sont jamais rendus eux-mêmes personnellement responsables des actes de leurs prétendus mandataires sous son égide. Ils n’avaient aucun droit naturel de l’imposer, en tant que loi, sur pas même un seul être humain. L’ensemble de la procédure n’était que pure usurpation.

En pratique, la Constitution aura été une pure fraude dès le départ. Professant avoir été « ordonnée et établie » par « nous, les habitants des États-Unis »1, elle ne fut jamais soumise à eux, en tant qu’individus, pour leur acceptation ou rejet volontaires. Il ne leur a jamais été demandé de la signer, de la cacheter, de la reconnaître ou de la renvoyer signée après acceptation2, en tant qu’acte libre et légal. Ils ne l’ont jamais signée, ni cachetée, ni reconnue, ni remise une fois signée, ne se sont jamais soumis à aucune obligation d’y obéir. Bien peu d’entre eux l’ont jamais lue, ou même vue ; ou la liront ou verront jamais. De sa signification légale (pour autant qu’elle en ait aucune) ils ne savent rien ; et n’en ont jamais rien su, ni n’en seront jamais rien.

Pourquoi donc, Monsieur, un instrument tel que la Constitution, pour lequel personne n’a jamais été responsable, et dont peu de personnes ont jamais su quoi que ce soit, a été toléré pour les dernières 90 années, et pourquoi a-t-il été toléré qu’il fusse utilisé pour des buts aussi impudents et criminels ? C’est uniquement parce que la Constitution a été maintenue par le même genre de conspiration que celle par laquelle elle fut établie ; c’est-à-dire, par la richesse et le pouvoir du petit nombre en situation de profiter de la domination arbitraire qu’elle leur accorde sur le reste de la population. Tandis qu’aux pauvres, aux faibles et aux ignorants qu’elle devait tromper, dévaliser et réduire en esclavage, il a été dit — et certains y ont même sans doute cru — que ce serait un instrument sacré, conçu pour la préservation de leurs droits.

Ces personnnes trompées, dévalisées et asservies ont été portées à éprouver, sinon à croire, que la Constitution aurait un tel pouvoir miraculeux, qu’elle pourrait autoriser la majorité (ou même une pluralité) des adultes masculins d’alors — une majorité comptant alors, disons, 5 millions en tout et pour tout — à exercer, par l’intermédiaire de leurs agents, appointés secrètement, une domination arbitraire et irresponsable sur les propriétés, libertés et vies de la population complète de 50 millions ; et que ces 50 millions n’auraient pas d’autre alternative légitime que de, soit soumettre tous leurs droits à cette domination arbitraire, soit de subir le type de confiscation, emprisonnement ou même mort que cette cabale irresponsable, appointée secrètement, de soi-disant législateurs, aura décidé à sa discrétion d’utiliser afin d’assurer le maintien de son pouvoir.

Comme on pouvait s’y attendre, et comme prévu (dans une large mesure du moins), cette Constitution fut utilisée dès le départ par des hommes ambitieux, voraces et peu scrupuleux, pour leur permettre de maintenir, à la pointe de la baïonette, une domination arbitraire et irresponsable sur ceux qui étaient trop ignorants et trop faibles pour se protéger des conspirateurs qui s’étaient ainsi entendus pour les tromper, dévaliser et asservir.

Croyez-vous vraiment, Monsieur, qu’une telle constitution peut justifier l’action de ceux qui, comme vous, s’attelent à la maintenir en vigueur ? N’est-il pas plutôt clair que les membres du Congrès, en tant que corps législatif, qu’ils en soient conscients ou non, ne sont, en réalité, qu’une vulgaire cabale d’escrocs, usurpateurs, tyrants et voleurs ? N’est-il pas flagrant qu’ils sont de prodigieux imbéciles, s’ils s’imaginent être autre chose qu’une telle cabale ? Ou s’ils croient que leurs prétendues lois imposent une quelconque obligation sur qui que ce soit ?

Si vous n’avez jamais envisagé la question sous cet angle, je vous demande de le faire maintenant. Et dans l’espoir de vous aider à le faire honnêtement et utilement, je me permets de vous envoyer un pamphlet intitulé :

« Le Droit naturel — ou la science de la justice : traité sur le Droit naturel, la Justice naturelle, les droits naturels, la Liberté naturelle, et la société naturelle, démontrant que toute législation est une absurdité, une usurpation et un crime. Première partie.3 »

Dans ce pamphlet, j’entreprends de contredire clairement la proposition que, par quelque processus que ce soit, un homme, ou groupe d’hommes, puisse devenir détenteur d’un quelconque droit de domination arbitraire sur d’autres hommes, ou sur la propriété d’autres hommes ; ou que, par conséquent, il puisse détenir le moindre droit de faire une quelconque loi, de sa propre conception — distincte des lois de la nature — et contraindre aucun autre homme à y obéir.

J’espère que je ne dois pas vous soupçonner, en tant que législateur sous la Constitution, affirmant être un honnête homme, du moindre désir d’éluder la problématique présentée dans ce pamphlet. Si vous décidez de l’adresser, j’espère que vous me pardonnerez de suggérer — afin d’éviter tout verbiage ou propos indéfinis — que vous fournissiez au moins un exemple d’une loi qui a d’ores et déjà été faite, ou une loi dont vous estimez possible la création par des législateurs — c’est à dire, une loi de leur propre conception — qui soit a été, soit serait, réellement et véritablement obligatoire sur d’autres personnes, et que ces autres personnes ont été, ou pourraient être, légitimement contraintes à obéir.

Si vous pouvez soit trouver, soit imaginer, une telle loi, j’espère que vous la ferez connaître, pour qu’elle puisse être examinée, et pour que la question de son obligation soit installée dans l’esprit populaire.

Mais s’il devait arriver que vous ne trouviez pas une telle loi dans les textes de loi actuels des États-Unis, ni que vous puissiez, dans votre propre esprit, concevoir une telle loi possible sous la Constitution, je vous laisse en trouver, si tant est que cela soit possible, dans la constitution ou législation de tout autre peuple qui existe à présent, ou a jamais existé, sur la Terre.

Si, finalement, vous ne trouvez aucune telle loi, nulle part, ni ne parvenez à en concevoir une vous-même, je me permets de suggérer que c’est votre devoir impératif que de soumettre la question à vos collègues législateurs ; et si eux non plus ne peuvent éclaircir la question, que vous leur demandiez de brûler l’ensemble des textes de loi actuels des États-Unis, puis de rentrer chez eux, et de se contenter du simple exercice des droits et pouvoirs que la nature leur a accordés, en commun avec le reste de l’humanité.