Le « plein-emploi » est souvent l’un des objectifs majeurs des politiques publiques. Or, le travail a-t-il nécessairement une valeur en tant que tel, indépendamment de son utilité ? Une économie avec un plein-emploi imposé artificiellement sera-t-elle nécessairement plus riche qu’une économie où certains ne travaillent pas, ou travaillent moins ? Et finalement, qu’est-ce que le plein-emploi dans un marché du travail où le nombre d’actifs peut varier selon l’âge de la retraite, la proportion de femmes travaillant, etc ? Les politiques publiques visant à « créer des emplois » sont elles justifiées ? Pour pouvoir répondre à ces questions, il est nécessaire de démonter certains mythes tenaces entourant l’emploi.
Le mythe de l’importance de l’emploi en tant que tel
L’intervention de l’État est souvent perçue comme contribuant à lutter contre le chômage, en créant des emplois, soit en engageant des fonctionnaires, soit en lançant de grands projets publics, voire en créant des « petits boulots », des « emplois-jeunes » ou même en lançant de grands projets de construction. L’État peut également subventionner certaines entreprises pour les encourager à « engager des chômeurs ». Le fait de faire profiter certains secteurs de l’économie d’un tel « travail gratuit » est également apparent dans les « tâches d’utilité publique » auxquelles certains peuvent être condamnés, le « service civil », ou même d’ailleurs le service militaire, surtout lorsque les recrues sont de plus en plus affectés à des activités sans rapport aucun avec la défense du territoire.
Toutes ces actions ont un point commun : elles détournent des ressources du marché (ressources finacières et travailleurs) vers d’autres usages que ceux qui auraient été préférés par les individus concernés.
L’argent pour financer ces politiques doit en effet bien provenir de quelque part : la plupart des ressources de l’État proviennent d’impôts, et la plupart des impôts s’apparentent, lorsque leur incidence est étudiée, à des impôts sur le revenu ou sur le capital accumulé. En réduisant le rendement du capital, l’impôt pousse les salaires à la baisse et limite les créations d’emplois par les entreprises. En limitant le revenu des salariés, l’impôt limite leur épargne, donc les ressources disponibles pour l’investissement, donc, à nouveau, les possibilités de création d’emplois par les entreprises.
Lorsque les impôts prélevés servent ensuite à subventionner certains emplois, l’absurdité d’une telle politique devient manifeste : les emplois utiles car demandés par le marché que l’État a empêchés d’apparaître sont ainsi remplacés par des emplois décrétés, et donc nécessairement moins efficaces. De plus, en subventionnant l’emploi dans certaines activités plutôt que d’autres (que ce soit par le paiement de l’employé d’une entreprise par l’État plutôt que par cette entreprise ou le recours à des « travaux forcés » de type service civil), l’État crée des distorsions du marché, en empêchant les travailleurs d’aller là où ils sont le plus productifs et l’investissement d’encourager les entreprises les plus efficaces.
Contrairement à la théorie marxiste de la valeur-travail, un travail a de la valeur non pas en fonction du temps passé et de l’effort investi, mais en fonction de l’utilité qu’il a pour quelqu’un, autrement dit de ce que quelqu’un est effectivement prêt à payer de son propre argent pour ce travail : son prix de marché. Un emploi inutile n’apporte strictement rien à la société : la richesse d’une économie correspond à son épargne et à sa production réelles. Un pays qui garantirait le plein-emploi en employant la moitié des travailleurs à creuser des trous et l’autre à les remplir ne serait pas très prospère ; c’est pourtant ce genre d’absurdité qu’impliquent bon nombre de politiques de l’emploi.
Un mythe en découlant est celui du chômage prétendument causé par les restructurations et le remplacement du travail par des machines. L’augmentation de la productivité a permis à des secteurs comme l’agriculture, qui nécessitaient il y a encore quelques siècles une majorité de la population, d’arriver à une production bien supérieure avec moins d’employés. Que se serait-il passé si les paysans qui n’étaient plus nécessaires à l’agriculture grâce à ces développements avaient exigé, au nom de « l’agriculture multifonctionnelle », de rester tout aussi nombreux, ou s’ils s’étaient opposés aux améliorations des techniques agricoles qui risquaient de les mettre au chômage ? Que se serait-il passé si une Politique Agricole Commune les avait payés pour ne rien produire, ou produire des produits destinés à être entassés ou détruits, plutôt que de se convertir dans d’autres activités ? Si, malgré l’amélioration technologique, la production agricole et le nombre d’employés de l’agriculture étaient restés les mêmes, la prospérité serait restée la même également.
Il est tout aussi fallacieux de se réjouir des guerres ou des catastrophes naturelles par les emplois qu’elles « créent » dans la reconstruction : les destructions de biens correspondent à une perte réelle pour les individus concernés. Lorsqu’un État ou un accident ou même de simples vandales détruisent des biens ou les rendent inutilisables, c’est bien de la destruction de valeur qu’ils causent. Les emplois passés à reconstruire sont autant de ressources qui ne pourront pas être affectées à construire : la prospérité s’en trouve pénalisée, même si la reconstruction peut être plus rapide que la construction, créant ainsi une croissance en apparence plus importante.
Le mythe du stock fixe d’emplois
L’idée que le stock d’emplois serait fixe se retrouve derrière deux mythes très répandus : celui du « partage du travail » d’une part, et celui selon lequel les étrangers viendraient « prendre le travail » des résidants actuels d’autre part. En fait, ce mythe implique également le précédent, puisqu’il met en avant l’emploi comme étant le plus important à préserver, oubliant l’importance de la production.
Or, lorsqu’un emploi est productif, il crée de la richesse. Un artisan qui fabrique un objet, par exemple, a rendu l’économie plus riche de cet objet qui n’aurait pas existé sans son travail. En fabriquant cet objet, il n’a pas empêché autrui de produire le même de son côté : il n’a pris le travail de personne. Il serait tout aussi absurde de lui suggérer de partager son travail et de ne fabriquer qu’un demi-objet, pour qu’un autre artisan puisse lui aussi fabriquer un demi-objet. En réalité, plus il produira d’objets (pour autant que ce soient des objets utiles car demandés par quelqu’un, bien entendu), plus il contribuera à la richesse de l’économie dans son ensemble. Loin de « prendre le travail » d’autrui, puisqu’il crée de la richesse, il les enrichit aussi : grâce à lui, quelqu’un pourra obtenir l’objet contre quelque chose qui a moins de valeur pour lui que l’objet (par exemple de l’argent).
La participation des femmes au marché du travail, l’arrivée d’étrangers, ou même chaque entrée de jeunes dans la vie active, ne causent donc pas de chômage comme l’impliquerait la théorie du stock fixe d’emplois. La réduction du temps de travail permet d’augmenter le temps de loisir – mais elle réduit aussi la production. Si les travailleurs « peuvent se le permettre », c’est à dire si cela correspond à leurs préférences, il n’y a bien sûr rien à y redire. Il est par contre faux de penser qu’un « partage du travail » imposé artificiellement va permettre de réduire le chômage : au contraire, en réduisant la production et le revenu réel, il va plutôt appauvrir l’économie, et donc réduire l’épargne, l’investissement, et en fin de compte, augmenter le chômage.