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L’expropriation est-elle libérale ?

Les logements sont rares à Genève, cela n’est un secret pour personne. Pour y remédier, l’Etat propose la création ex nihilo d’un quartier en lieu et place de terres actuellement cultivées sur la plaine de l’Aire, rivière récemment renaturée. Le projet, soumis au référendum après récolte de signatures, prévoit un déclassement de la zone agricole en « zone de développement 3 », ce qui reviendra de fait à expulser les agriculteurs de leurs terres, et menace d’exproprier plusieurs parcelles.

Les deux raisons avancées en la défaveur du projet sont la conservation de terres arables et la protection de la nature. C’est ainsi qu’on retrouve parmi les opposants au projet l’UDC, parti agrarien, les Verts et diverses associations de protection de la nature. Le droit de propriété des actuels occupants est le grand absent du débat. Les libéraux ratent ici une occasion d’illustrer le rôle protecteur de la nature inhérent à la propriété privée et de s’attaquer à l’expropriation au nom de l’environnement.

Le projet de déclassement provient d’une volonté politique. Imposé par l’Etat et son « plan directeur », il est fondamentalement dirigiste et par conséquent peu regardant envers la propriété privée. Ceci n’a pas l’air de déranger outre mesure les partis réputés libéraux, le PLR et les Vert’Libéraux, qui le soutiennent. Ceux-ci semblent visiblement acquis à la cause de l’expropriation « pour cause d’utilité publique », un principe pourtant douteux d’un point de vue libéral puisqu’il permet à une majorité de spolier la minorité en déclarant simplement d’utilité publique les projets qui l’arrangent.

La propriété privée se retrouve donc totalement abandonnée dans le débat. Pourtant, si elle était défendue à sa juste valeur, cela permettrait de montrer qu’elle constitue une réponse intéressante aux problèmes environnementaux actuels. On utilisera ici l’exemple de la rivière de l’Aire dont la pureté ne peut être que menacée par le projet pour l’illustrer.

La propriété est un droit découlant de la liberté : un individu n’est libre que si les fruits de son travail ne lui sont pas extorqués. Il s’agit d’une sphère au sein de laquelle l’individu est souverain : toute agression contre cette sphère constitue une attaque à ses droits et se voit punie. C’est pourquoi un cambriolage ou un dommage causé par un accident sont proscrits. Or, il faut classer la pollution parmi ce genre d’agression. On doit ainsi considérer la pollution d’une rivière comme une agression, un non-respect des droits de son propriétaire. Cette pratique fut, selon Morton J. Horwitz, professeur de Droit à Harvard, prédominante aux Etats-Unis jusqu’au début du XIXe siècle[1]. Les droits du propriétaire riverain passaient avant les nuisances créées par d’autres, qu’il s’agisse d’une pollution ou d’un changement du cours ou débit de la rivière en amont. La pureté de l’eau pouvait ainsi être défendue par ses riverains. Puis, sous prétexte d’un « intérêt général », les droits de propriété furent peu à peu ignorés au profit des pollueurs, pour motif que ceux-ci produisaient quelque bien utile à la société. Aujourd’hui, en Suisse, la propriété privée est tellement ignorée en matière d’environnement que les rivières sont décrétées bien public, propriété de l’Etat. Le respect de leur pureté est par conséquent dépendant de la volonté étatique. Mais il faut se garder de voir en l’Etat un protecteur de la nature : particulièrement influencés par les différents groupes de pression, électeurs potentiels, les politiciens n’ont pas toujours intérêt à stopper les pollueurs.

C’est ce même concept d’intérêt général qui risque aujourd’hui de permettre l’expropriation de terrains sur la plaine de l’Aire, aux dépens de l’environnement avoisinant la rivière. Il faut donc se méfier des concepts des prétendus « intérêt général » et « utilité publique ». De deux choses l’une : soit le projet de construction est dans l’intérêt de tous, les propriétaires actuels y compris, et ces derniers n’ont pas besoin d’être forcés à la vente, soit ils n’ont pas d’intérêt à la vente et l’intérêt général, commun à tous, n’existe pas. On ne peut par ailleurs pas accepter la proposition selon laquelle les propriétaires, en tant que tels, n’auraient pas intérêt à la réalisation du projet, mais y seraient intéressés en tant que citoyens. Ce genre de distinction schizophrénique amènerait à justifier n’importe quelle loi, quel que soit son objet, pour autant qu’elle soit acceptée par la majorité ; une situation rappelant la tyrannie de la majorité de Tocqueville.

Il est important de garder le caractère douteux du concept d’intérêt général en mémoire pour saisir au mieux sous quelle condition la propriété privée peut constituer une réponse efficace aux problèmes environnementaux. Celle-ci ne peut en effet protéger les biens naturels de l’arbitraire étatique et des lobbies de manière efficace que si elle n’est pas menacée par l’expropriation « pour cause d’utilité publique ». Comme le rappelle l’exemple américain, il suffit que l’Etat prenne le parti du pollueur pour qu’il utilise son droit d’expropriation sans que le riverain de la rivière n’ait son mot à dire.

Tant les propriétaires agricoles que la rivière se retrouvent aujourd’hui sans droit autre que référendaire face à la volonté politique. Les agriculteurs parce qu’on les méprise au nom de l’« utilité publique » et l’Aire parce qu’elle n’a pas de propriétaire pouvant faire valoir son droit. La réaction libérale devrait ici être une opposition à l’expropriation et au dirigisme ainsi qu’un rappel des vertus écologiques de la propriété privée.

Quant aux problèmes de logement, on ne peut que rappeler que l’interventionnisme en matière de prix ne fait que contribuer à la pénurie de logements et que le système bureaucratique de zonage n’encourage pas les entrepreneurs à construire. L’exemple de la ville de Houston, au Texas, où le zonage n’existe pas, mais où un système de servitudes s’est mis en place dans le respect des droits de propriété, suggère que le zonage n’est pas essentiel à l’urbanisation, les citoyens en ayant refusé l’introduction à trois reprises au cours du siècle dernier.