Institut Laissez-faire : La liberté sans compromis.

L’association de la Suisse aux accords de Schengen/Dublin - Une perspective libérale

Anyone who trades liberty for security deserves neither liberty nor security.

Benjamin Franklin

Introduction

Après le refus massif de l’initiative « Oui à l’Europe » et la large acceptation du premier volet des accords bilatéraux, la voie bilatérale semble être entérinée comme étant la solution la plus adéquate pour la coopération entre la Suisse et l’UE. L’adhésion à l’UE n’est, pour l’instant, plus à l’ordre du jour, et les bonnes relations, notamment commerciales, avec elle n’en semblent pas menacées pour autant.[1]

L’extension de la libre circulation des personnes aux nouveaux pays membres s’inscrit en cohérence avec cette approche, ne faisant qu’étendre la liberté de contrat à de nouveaux partenaires, avec l’espoir de retombées économiques positives.[2] De même, l’accord sur les produits agricoles transformés est un progrès en direction du libre-échange.

D’autres accords du deuxième volet des négociations bilatérales, bien que potentiellement discutables par les coûts qu’ils impliquent, découlent également d’une volonté d’accroître la coopération avec l’UE, dans des domaines sans conséquences politiques majeures.

Pour d’autres par contre, en particulier Schengen/Dublin, le Conseil fédéral a outrepassé l’idée d’une coopération avec, mais non une intégration dans l’UE, puisque la Suisse s’engagerait à appliquer des lois qui seront ultérieurement décidées par l’UE. Le gouvernement a entrepris ces négociations-là au nom de la Suisse, la présentant comme faisant une demande envers l’UE, qui, elle, n’avait pas exprimé de souhait en ce sens. Oserions-nous supputer que les autres accords, par exemple celui sur la fiscalité de l’épargne, auraient pu être mieux négociés si la Suisse n’avait pas demandé Schengen comme une faveur à l’UE ?

Par surcroît, le Conseil fédéral a laissé le Bureau de l’intégration – un nom qui en dit trop long ? – mener une « campagne d’information » sur le sujet, avec l’argent du contribuable.[3] Il serait pourtant préférable, pour une démocratie saine, que le gouvernement se contente d’informer brièvement et objectivement, laissant aux partis politiques et à la société civile en général le soin de former, dans un sens ou dans l’autre, l’opinion publique.

Partant du principe que dans un État de droit libéral, liberté et sécurité ne devraient pas être opposées, mais être toutes deux ancrées sur les mêmes principes de droits de propriété individuels, ce rapport entend évaluer la réalité de Schengen/Dublin et les implications de sa législation, sans émettre de recommandation de vote, ni engager les arguments spécifiques pour ou contre le référendum du 5 juin 2005.

Le vote sur Schengen/Dublin impacte cependant de manière décisive la politique étrangère de la Suisse, ainsi que des domaines aussi importants que l’asile, le secret bancaire, la loi sur les armes ou le rôle des frontières. Bon nombre de ces questions auraient sans doute profité à être abordées plus sereinement, sans être imbriquées dans le débat européen, ainsi que d’être étudiées avec moins d’empressement par le Parlement.

L’ouverture des frontières (et les mesures « compensatoires » qui l’accompagnent), la participation au SIS et la révision de la loi sur les armes sont au cœur du débat à mener sur la politique de sécurité. Plutôt que de considérer de manière complaisante ces éléments comme « inéluctables » ou « nécessaires », ce rapport tente de comprendre ce qu’ils impliqueraient au niveau des droits individuels. D’autre part, il s’agit d’examiner si Schengen n’entrave pas la concurrence institutionnelle, ce qui serait dommageable économiquement pour la Suisse comme pour le reste de l’Europe. Enfin, en ce qui concerne la politique étrangère, nous nous interrogerons sur l’opportunité d’un rapprochement avec l’UE, en particulier sous l’angle du libre-échange.

1. Implications pour les droits individuels

1.1 Frontières, liberté et sécurité

« En cas d’association à Schengen, la Suisse supprimerait la surveillance statique des personnes aux frontières avec les États qui l’entourent et renforcerait les contrôles mobiles de police à l’intérieur de son territoire. »[4]

L’abolition des frontières est certes un bel idéal. Mais il convient de considérer à quel prix et sous quelles conditions il peut être réalisé. En particulier, quelles seraient les conséquences de cette abolition des frontières-là pour la liberté d’une part, impliquées par les mesures dites « compensatoires », et pour la sécurité d’autre part, impliquées par le fait que les pays entourant la Suisse n’ont pas forcément le même niveau de vie et de sécurité. Dans une perspective plus large, la question de l’ouverture des frontières ne peut être envisagée séparément de celle du cadre de sécurité actuel : l’État assure-t-il une protection suffisante des droits de propriété des résidants en Suisse contre des violations de propriété étant le fait de non-résidants ? Et peut-il actuellement l’assurer sans l’outil des frontières, tout en respectant les libertés fondamentales ?

1.1.1 Liberté de mouvement ou État policier ?

Si une frontière est effectivement une entrave à la liberté de mouvement, cette liberté est néanmoins garantie – ou doit l’être, dans le cadre des droits de propriété – une fois la frontière franchie. Or, dans l’espace Schengen, des « contrôles mobiles de police » remplacent les contrôles aux frontières, toute personne pouvant donc être arrêtée et contrôlée, même si elle n’a pas traversé de frontière. En ce sens, les frontières, c’est-à-dire le contrôle des passages, deviennent omniprésentes.

« Le fait de ne pas être obligé en Suisse de porter sur soi une carte d’identité pourrait poser quelques problèmes. Un changement dans ce domaine est toujours concevable. »[5]

Une restriction potentielle de liberté donc, qui obligerait les citoyens suisses à devoir porter des pièces d’identité en permanence, à devoir justifier leur présence dans leur propre pays, à être toujours suspectés alors qu’ils ne feraient que se déplacer librement à l’intérieur de la Suisse. Il y a ici comme une contradiction : un passeport ne serait plus nécessaire pour aller d’un bout à l’autre du continent, alors qu’il faudrait avoir sur soi sa pièce d’identité, son permis d’exister, pour aller faire un tour de son quartier – un « passeport intérieur », en quelque sorte.

Bien sûr, la tentation de numéroter, ficher et contrôler non seulement les objets mais également les êtres humains ne date pas d’hier. Certains pays, comme les États-Unis ou la Grande-Bretagne, ont pourtant renoncé jusqu’ici à introduire une carte d’identité nationale. Au Japon, la numérotation de tous les citoyens en 2002 a soulevé de nombreuses oppositions. En Suisse, l’affaire des fiches a mis en évidence la saine méfiance de la population face à ce genre de procédé. Or, l’accord de Schengen non seulement risque de mener à une perte de liberté de mouvement intérieure, mais il systématise le fichage par le biais du SIS, le Système d’Information de Schengen, qui n’est pas moins sujet à un abus.

Les défenseurs de Schengen se veulent certes rassurants, promettant que ces banques de données seront strictement contrôlées et qu’elles ne pourront servir qu’à leur usage initialement prévu. Cependant, l’expérience suggère qu’une fois un tel système mis en place, il est toujours plus facile de lui trouver de nouvelles applications que de revenir en arrière. Il serait bon de se le rappeler au moment d’envisager d’y contribuer des données sur les Suisses. L’UE travaille déjà sur le SIS-II, qui étend le but des données, le type des données enregistrées et les autorités pouvant y accéder. Et déjà, « à l’instar de la proposition allemande, la Suisse estime qu’il faut accorder aux forces de police "un accès large" à ces informations ».[6]

Qu’est-ce donc qu’un accès large ? Et quelles sont et seront précisément les données enregistrées ? En particulier, plutôt que d’être limité aux criminels dangereux recherchés dans toute l’Europe, le SIS ne risque-t-il pas de viser à inclure le moindre délit (ce qui pose le problème des différences entre législations nationales) et à la moindre suspicion ?[7] Voire pire, de devenir, à terme, un fichage de police politique ?[8]

Le SIS peut stocker des données très sensibles, non seulement sur des criminels recherchés, mais aussi les suspects et simples témoins, qu’il est particulièrement hasardeux de ficher ainsi, en raison des menaces qui pourraient peser sur leur vie en cas de diffusion de ces données. Un cas (au moins) de fonctionnaire qui vendait des informations du SIS au crime organisé s’est déjà produit,[9] et avec l’allongement de la liste des fonctionnaires autorisés à accéder aux données, le risque que cela se reproduise ne pourra qu’aller croissant.

Des dispositions semblables règlent la protection des données concernant les demandeurs de visas, les requérants d’asile et les propriétaires d’armes : s’il s’agit de transmettre des données à un État de Schengen/Dublin, la transmission de données personnelles à une autorité étrangère « est assimilée à une communication entre organes fédéraux »[10]et s’il s’agit de les transmettre à un État non lié par les accords de Schengen/Dublin, il faut que celui-ci assure « un niveau adéquat de protection des données », mais des exceptions ont été prévues, autorisant la transmission de données à « un État tiers en dépit de l’absence d’un niveau adéquat de protection des données » pour peu que « la personne concernée [ait] indubitablement donné son consentement ; s’il s’agit de données sensibles ou de profils de personnalité, le consentement doit être explicite » ou encore si « la communication est indispensable à la sauvegarde d’un intérêt public prépondérant ou à la constatation, à l’exercice ou à la défense d’un droit en justice ».[11] Qu’est-ce donc qu’un consentement, dans le premier cas, qui serait indubitable sans être explicite ? Et quelle est cette « sauvegarde d’un intérêt public prépondérant » qui justifierait de transmettre des données sensibles à un État qui n’assure pas la protection des données ?

Il est étonnant que les milieux politiques, dont ceux de gauche, traditionnellement critiques envers les atteintes à la protection de la personnalité se réjouissent de toutes ces perspectives, sans parler du fichage biométrique des immigrés clandestins âgés de plus de 14 ans.[12]N’auraient-ils pas crié à la dérive sécuritaire si ces mêmes mesures avaient été proposées au niveau suisse ?

Cette passivité est d’autant plus préoccupante que l’UE commence déjà à se faire une réputation de bureaucratie ne rechignant pas à se comporter en État policier.[13]

Mais même en admettant hypothétiquement que le SIS soit une bonne chose, il serait tout à fait dans l’intérêt de l’UE que la Suisse arrête les criminels européens, et lui transmette des données sur les criminels suisses qui seraient entrés dans l’UE. Il semble donc probable et logique que la Suisse aurait très bien pu négocier un « Schengen light », limité à un accès au SIS. Rappelons que c’est « la Suisse » (à savoir le Conseil fédéral) qui était demanderesse pour le volet Schengen des accords bilatéraux II et qu’il n’y avait donc pas d’insistance de l’UE pour que la Suisse s’associe à Schengen. Il serait surprenant, vu le fait que même des États qui n’assurent pas « un niveau adéquat de protection des données » peuvent obtenir un accès aux données du SIS, que la Suisse, elle, n’aurait pu y avoir accès sans participation à Schengen ! D’ailleurs, « les douaniers n’ont aujourd’hui qu’un accès limité au SIS, et encore pas à partir de tous les postes de douanes ».[14]Des dispositions légales feraient-elles donc une distinction entre les bureaux de douane ? Nous pourrions nous demander s’il ne s’agit pas plutôt d’un manque de volonté des autorités suisses, d’autant plus que l’UE ne semble pas opposée à partager les données du SIS avec des pays non-signataires de Schengen.[15]Le Royaume-Uni et l’Irlande, par exemple, devraient participer au SIS dans le cadre d’une ratification partielle de Schengen.

1.1.2 Sécurité ou importation de criminalité ?

Si Schengen est prétendument si efficace pour arrêter les criminels, il est pour le moins étonnant que la Suisse n’en profite pas avant même d’en faire partie : étant entourée de pays membres de Schengen, comment donc les criminels pourraient-ils avoir traversé ce vaste « espace de sécurité » sans s’être fait arrêter ? En tous cas, il n’est pas clair comment un contrôle supplémentaire effectué aux frontières pourrait nous enlever de la sécurité. Le bon argument aurait plutôt été, une fois que l’efficacité de Schengen eût été prouvée et donc que les douaniers suisses n’eussent plus rien eu à faire, alors, à ce moment-là, d’avoir prônél’abolition des frontières en raison de leur pure inutilité. Or, force est de constater que nous en sommes bien loin : en 2003, les gardes-frontière ont refoulé 101'219 personnes aux frontières, et en ont remis 34'063 à la police.[16]Sur la base des statistiques policières, nous pouvons donc supposer que la Suisse est encore un pays relativement sûr par rapport à ses voisins :[17]

Homicides

 

Brigandage

 

Lésions corporelles

Luxembourg

14.2

 

Espagne

233.8

 

Grande-Bretagne

834.0

Finlande

9.9

 

Belgique

211.7

 

Suède

663.2

Belgique

5.3

 

France

185.1

 

Belgique

546.9

Italie

4.3

 

Portugal

170.7

 

Finlande

537.8

Danemark

4.1

 

Grande-Bretagne

160.0

 

Allemagne

464.2

France

3.9

 

Pays-Bas

117.0

 

Autriche

459.9

Allemagne

3.8

 

Suède

101.4

 

Portugal

433.2

Espagne

3.0

 

Irlande

81.1

 

Pays-Bas

277.5

Grande-Bretagne

2.9

 

Allemagne

72.2

 

Luxembourg

260.0

Grèce

2.7

 

Luxembourg

70.2

 

Danemark

183.0

Autriche

2.5

 

Italie

68.4

 

France

179.2

Suisse

2.2

 

Suisse

30.2

 

Suisse

75.0

 

Les statistiques de la prison genevoise de Champ-Dollon, l’une des plus importantes de Suisse, confirment cette réalité : en 2004, 15% des détenus étaient Suisses, 34% des étrangers résidant en Suisse, et 51% des étrangers résidant à l’étranger.[18] Et malgré la criminalité venue de « l’espace de sécurité » de Schengen, les villes suisses restent dans l’ensemble plus sûres que celles situées directement dans ledit espace.[19]

En résumé, la Suisse est entourée de pays à plus forte criminalité, que Schengen ne paraît pas endiguer, et une partie importante de la criminalité en Suisse est le fait de personnes ayant traversé la frontière, malgré le nombre important de personnes contrôlées par les gardes-frontière.

1.1.3 Frontières extérieures et visas

« La suppression du contrôle traditionnel des personnes aux frontières intérieures est compensée par un sensible renforcement de la surveillance des frontières extérieures de l’espace Schengen. »[20]

Pourtant, le même document prétend que les contrôles « statiques » aux frontières sont inefficaces et que les contrôles « dynamiques », donc intérieurs seraient bien supérieurs ! Si tel était le cas, pourquoi donc ne pas appliquer la même procédure également aux frontières extérieures ? Par ailleurs, il convient d’émettre de sérieux doutes sur la réalité de ce « renforcement », comme l’illustre le récent scandale des visas en Allemagne, qui a défrayé la chronique dans toute l’Europe : « Le nombre de visas a explosé à partir de 2001, permettant l’entrée massive en Allemagne – et donc dans l’espace Schengen – de dizaines de milliers d’indésirables : terroristes, mafieux, travailleurs clandestins, trafiquants de toutes sortes, proxénètes... » [21]

Si la Suisse estime profitable pour le tourisme de reconnaître les visas Schengen (pour tous les pays ou seulement certains), elle peut tout à fait le faire unilatéralement, sans être associée à Schengen, et elle le fait déjà pour un certain nombre de pays. Elle peut donc peser les intérêts du tourisme d’une part et ceux de la sécurité du pays d’autre part. Par exemple, suite au scandale des visas, elle pourrait suspendre la reconnaissance des visas Schengen pour certains ressortissants, et la réintroduire une fois que des mesures crédibles auront été prises pour éviter ce genre de problème.

Toutes ces possibilités, la Suisse ne les aurait pas en s’associant à Schengen : les personnes indésirables entrées dans « l’espace de sécurité » de Schengen sous prétexte touristique mais qui n’en sont pas ressorties peuvent s’y mouvoir librement, et donc, si la Suisse en faisait partie, entrer en Suisse sans contrôle. Si la Suisse était actuellement membre de Schengen, par exemple, elle n’aurait pas pu entreprendre grand chose pour se prémunir des conséquences regrettables des défaillances allemandes. Peut-être que l’Allemagne se montrera plus sévère à l’avenir, mais nous n’avons aucune garantie de stabilité en ce qui concerne la politique future de tous les membres de Schengen dans ce domaine. Donc, que la Suisse opte pour une politique des visas généreuse (reconnaissance unilatérale de tous les visas Schengen, voire plus grande facilité d’obtention d’un visa pour la Suisse que pour l’espace Schengen) ou restrictive, dans les deux cas il vaut mieux qu’elle puisse mener une politique autonome. Remarquons encore que la sécurité et l’individualité collective de la Suisse, petit pays ouvert et indépendant, font partie intégrante de ses atouts touristiques – davantage encore que la facilité administrative d’y entrer.

1.2 Droit libéral des armes

L’idée de « durcir » la Loi sur les armes n’est pas nouvelle. Si certains groupes en rêvent depuis longtemps par idéalisme, c’est l’ancienne conseillère fédérale Ruth Metzler qui avait lancé une révision en ce sens. Or, les réponses des milieux concernés à la procédure de consultation furent si négatives [22] qu’une consultation complémentaire eut lieu, portant notamment sur l’introduction d’un registre fichant les propriétaires d’armes, qui ne recueillit guère plus de succès. Outre tous les partis de droite, même economiesuisse s’y était opposée.[23] Étrangement, Schengen recueille moins de critiques sur cette question, alors qu’il va plus loin que la révision et implique le si controversé fichage de tous les propriétaires d’armes.

1.2.1 Sécurité

Le but prétendu des articles de Schengen concernant la détention d’armes est de « lutter contre les abus ». Or, il convient de remarquer qu’ils n’y réussissent pas vraiment, puisque malgré les frontières extérieures « mieux surveillées » et malgré la législation plus restrictive, le trafic d’armes illégales n’a pas disparu pour autant des pays de l’espace Schengen.[24]

Contrairement à la tradition suisse, Schengen s’oppose explicitement à la détention légitime d’armes : Schengen prévoit des restrictions minimales, sous-entendant que toute interdiction d’armes allant au-delà ne peut qu’être bénéfique pour la sécurité publique. Or, des pays comme la France ou la Grande-Bretagne, subissant pourtant une législation rendant difficile pour le premier voire impossible pour le second l’acquisition – légale – d’armes tout à fait courantes en Suisse, ont des problèmes de sécurité bien plus importants.[25]

L’exemple de la Grande-Bretagne (qui ne fait pas partie de Schengen mais dont la législation sur les armes va au-delà de ses exigences) est particulièrement parlant : les crimes commis avec arme à feu y ont nettement augmenté depuis leur quasi-interdiction, suggérant que la carence d’armes légales peut mener à une perte générale de sécurité.[26]

Par ailleurs, si les armes étaient aussi criminogènes que la législation Schengen l’implique, il serait incompréhensible qu’en Suisse, où les armes (légales) en mains privées sont estimées à plusieurs millions, les armes à feu soient utilisées dans si peu de crimes : 32% des meurtres, 1% des lésions corporelles, 11% des brigandages, et 0,0029% des vols.[27]De toute évidence, quelqu’un voulant commettre un crime n’a généralement pas besoin d’une arme à feu pour y parvenir, et même s’il décide d’en utiliser une, il n’a nullement besoin qu’elle soit légale pour se la procurer.

1.2.2 Liberté

Le Conseil fédéral tente de présenter les changements induits par la législation Schengen sur les armes comme une simple formalité sans conséquences. Or, les changements à la loi sur les armes représentent en réalité non moins d'un tiers des modifications législatives prévues en cas d’association de la Suisse à cet accord ; ils impliquent un changement complet de perspective et des conséquences pratiques bien réelles sur la détention d’armes.

Premièrement, la loi sur les armes réglerait désormais également la possession d’armes.[28] Toutes les armes actuellement possédées en toute légalité devraient donc être déclarées.[29] Le registre[30] que cela implique(ne serait-ce que pour pouvoir distinguer les « criminels » qui n’auraient pas déclaré leurs armes) pourrait être une première étape à une confiscation ultérieure, comme le montre l’expérience d’autres pays.

Deuxièmement, l’acquisition d’armes et de munitions serait davantage réglementée et donc rendue plus difficile par divers changements qui peuvent sembler mineurs mais qui sont en réalité autant d’entraves à la liberté de commerce et de limitations des droits individuels.[31]

Troisièmement, Schengen prévoit l’obligation de motiver toute demande d’acquisition. En Suisse, une clause du même genre pour le port d’arme (introduite par la LArm de 1997) a toujours été appliquée de façon très restrictive, et les autorisations de port d’arme n’ont été délivrées qu’à un nombre restreint de personnes, ce qui fait craindre qu’il puisse à terme en être de même pour l’acquisition d’arme. Pour rassurer les propriétaires d’armes, le Conseil fédéral fait valoir que les obligations plus sévères de Schengen seraient tempérées par une adaptation législative et une interprétation administrative souples.[32] Or, l’arbitraire introduit dans la délivrance des permis et l’instabilité potentielle des directives administratives, soumises aux aléas politiques, font craindre que l’interpétation de cette législation pourrait progressivement aller vers plus de raideur, soit parce que c’est bien dans ce sens-là que le Conseil fédéral semble vouloir aller (preuve en est le projet de révision de la LArm), soit sous les pressions éventuelles de Bruxelles pour appliquer ses textes selon son interprétation.

1.3 Asile, Dublin et politique migratoire

La politique d’asile actuelle souffre de nombreux dysfonctionnements perçus par la population, preuve en est le soutien élevé que recueillent systématiquement les diverses initiatives, au contenu souvent contre-productif, prônant un « durcissement ». Le coût élevé de la politique d’asile et le sentiment qu’elle est inefficace y contribuent certainement.

L’asile devrait idéalement être une tâche de la société civile, géré par des institutions privées et financé par des contributions volontaires. Le système actuel entrave la libre circulation des personnes et la liberté de contrat, empêchant des réfugiés (politiques et économiques) de s’intégrer en Suisse et interdisant même à bon nombre d’entre eux de travailler. L’asile étatique incite les gens à émigrer dans un pays où des prestations sociales les attendent, alors même qu’ils n’y ont pas d’avenir durable, que ce soit pour des raisons économiques ou légales. Les longues procédures, l’incertitude et les risques de refoulement ne font qu’entraver encore plus les possibilités d’intégration et de planification à long terme.

Les politiques d’asile et d’immigration étatiques sont souvent absurdes, basées sur des règlements administratifs prédéfinis, éloignés de la dimension humaine. Par exemple, le subventionnement avec l’argent public de personnes qui seraient prêtes à travailler mais qui se le voient interdit, le renvoi de familles ou de travailleurs parfaitement intégrés ; et de l’autre côté, des requérants d’asile absolument non intégrés, abusant du système, voire criminels, mais qui restent car « inexpulsables », ou ceux qui viennent sans aucune bonne raison et qui se voient récompensés par une « aide au retour », ce qui en fin de compte ne pourra que les inciter à revenir.

Autre problématique, celle des clandestins, qui ne profitent pas des aides étatiques, qui auraient voulu immigrer légalement, qui travaillent et s’intègrent, mais qui sont déclarés indésirables simplement parce qu’ils ne viennent pas du « bon pays », et poussés vers les passeurs qui en profitent. Plutôt que d’être basée sur des critères individuels de possibilité d’intégration, de contrat de travail ou de qualification, le statut de « légal » ou « illégal » est arbitraire car collectif (dépendant par exemple d’accords entre pays ou de distinctions entre « européens » et « extra-européens »). Sans même parler de ceux des clandestins qui ont grandi en Suisse, s’y sont intégrés, mais qui ne peuvent plus y revenir légalement car ayant passé plus de deux ans à l’étranger se voient empêchés de récupérer leur permis d’établissement.

Comble de l’absurdité de la politique migratoire, les étudiants étrangers dont la Suisse a payé des études, qu’ils auraient pu « rembourser » en travaillant en Suisse et payant des impôts, tout en contribuant à la croissance économique qui dépend en partie de personnes hautement qualifiées, mais qui se voient refuser les permis de travail qui le leur autoriseraient.

Ce protectionnisme au niveau des emplois n’est justifié que par des théories économiques erronées voyant le monde comme un jeu à somme nulle dans lequel tout travailleur étranger (légal ou illégal) viendrait « voler » le travail d’un indigène et dans lequel le marché serait incapable d’ajuster la demande (de formation) à l’offre (de travail).

Les stigmatisations, souvent injustifiées, de l’immigration clandestine sont opposées par des propositions de régularisations collectives des sans-papiers, lesquelles, toutefois, ne résoudraient probablement pas le problème non plus : une régularisation donnerait aux clandestins l’accès aux prestations sociales, et ne pourrait qu’en inciter de nouveaux à venir dans ce seul but, et non plus dans celui de travailler de manière productive. En outre, si les régularisations sont accompagnées par des salaires minimaux, des impôts et d’autres charges sociales à payer, les ex-clandestins pourraient bien se retrouver au chômage.

Il serait illusoire d’espérer que Dublin résoudrait les problèmes dans ce domaine, puisqu’il ne changerait pas grand chose aux principes évoqués qui guident la politique d’asile suisse. Au contraire, il faudrait plutôt craindre qu’il cimente le statu quo et donc évite les réformes dont ce domaine aurait besoin, ne permettant plus l’émergence d’un nouveau système davantage compatible avec nos traditions humanitaires.

Le Bureau de l’intégration prévoit des économies de 73 millions de francs annuels (sur des dépenses d’environ un milliard de francs) pour 2007 en cas d’association à Dublin,[33] partant de l’hypothèse (réfutée par l’observation empirique) que le système fonctionne comme prévu, que tous les pays de Dublin enregistrent scrupuleusement toutes les premières demandes d’asile et qu’il y ait vraiment harmonisation des procédures au niveau européen, alors qu’il y a déjà de fortes disparités même entre les cantons au niveau suisse.[34] Les estimations du Bureau de l’intégration semblent également contrariées par l’expérience récente d’une baisse importante des demandes d’asile suite à l’octroi moins étendu de subventions sociales.

Bref, l’approche libérale à la question de l’immigration et de l’asile, approche qui, mieux que Dublin, résoudrait bien des problèmes, peut être résumée par l’idée que l’immigration, qu’elle soit due à des motifs politiques ou économiques, ne devrait être ni entravée ni subventionnée.[35]

2. Implications pour la concurrence institutionnelle

2.1 Unification des lois et indépendance juridique

« [...] De telles négociations sont inadaptées dès lors qu’elles impliquent d’indispensables transferts de souveraineté auprès d’instances supranationales (union douanière, union monétaire, Schengen, politique commerciale et politique de sécurité) [...] »[36]

Schengen implique une unification des lois, dans un certain nombre de domaines, au niveau européen. Non seulement la Suisse devrait adopter des centaines de pages de législation venue de l’UE et non du processus législatif suisse, mais en plus elle devrait se soumettre aux modifications ultérieures de la législation Schengen. Des décisions concernant directement les Suisses seraient donc prises par les bureaucrates de Bruxelles, loin des réalités de ce pays. L’Europe se rapprocherait de l’idéal centralisateur d’un espace légal unique et intégré, limitant la concurrence institutionnelle et favorisant le centralisme politique.

« Comme c’est le cas pour la Norvège et l’Islande, les accords d’association n’accorderont à la Suisse aucun droit formel de codécision (“decision-making”). La modification d’un acte faisant partie de l’acquis de Schengen ou de Dublin reste ainsi du ressort des organes compétents de la CE et de l’UE. »[37]

Bien sûr, la Suisse pourrait, en théorie, refuser les nouvelles lois décidées, mais elle pourrait être alors exclue, du moins en partie, de Schengen. Nous pouvons donc raisonnablement nous attendre à ce que le gouvernement suisse ne manque pas de rappeler, en cas d’acceptation de Schengen, que puisque la participation de la Suisse à Schengen est la volonté du peuple, il faut la respecter et éviter un refus d’adaptation législative qui risquerait d’en exclure la Suisse, d’autant plus que ces évolutions risquent de se faire par petits pas, rendant un référendum improbable.

La législation de Schengen est donc évolutive et décidée par la Commission européenne, sans pouvoir de codécision suisse. Il est à prévoir que si pour l'instant il s'agit plutôt d'un argument contre Schengen, si l’association à cet accord devait être acceptée, les partisans de l'UE risqueraient bien de l'utiliser pour appeler à l'adhésion à l’UE pour obtenir ce droit de codécision. Or, la législation de Schengen semble déjà laisser à désirer maintenant. Au lieu d’adhérer pour ensuite espérer bloquer son évolution, ou, encore plus illusoire, l’améliorer, il serait plus simple de la rejeter dès le départ, sans parler du fait que même en cas d'adhésion de la Suisse à l'UE, son pouvoir réel dans la Commission risquerait d'être faible.

Plutôt que de viser à s’intégrer dans l’uniformité de l’Union, la Suisse devrait au contraire viser à maintenir sur la durée sa position unique, et tenter d’être ou de rester une contrée attrayante pour les investisseurs et les entrepreneurs et préserver son autonomie légale qui lui permet de se différencier de ses voisins et de leur faire concurrence en termes d’attractivité, tout en gardant de bonnes relations diplomatiques et commerciales avec eux et concluant des accords sectoriels lorsque cela s’avère nécessaire.

2.2 Secret bancaire et fiscalité

« Il faut que l’on cesse de faire croire que la Suisse est sortie grande gagnante de cette négociation. Elle a fait une concession majeure en acceptant de percevoir des impôts pour ses voisins européens. »[38]

Si Schengen – contrairement à d’autres accords bilatéraux issus du deuxième cycle de négociations – ne s’attaque pas directement au secret bancaire, il n’y a pas d’indice permettant de conclure qu’il le renforce non plus. Juridiquement, c’est même faux de prétendre l’inverse puisque l’accord évite simplement que le secret bancaire soit vidé de sa substance par des développements futurs et par conséquent hypothétiques. Le seul apport de Schengen consiste en une certaine sécurité juridique résultant de la conclusion d’un agrément avec l’UE qui rend possible la reconnaissance de la double incrimination et donc, indirectement, de principes suisses tels que la distinction entre évasion (ou soustraction) et fraude fiscales.

Il convient à ce propos de s'interroger sur le concept même d'évasion fiscale : les contribuables seraient-ils donc par défaut prisonniers de leur État, pour qu'ils aient à s'évader ? La prétendue évasion fiscale n'est rien d'autre que le souhait, parfaitement légitime, de contribuables voulant garder une plus grande partie de leur argent. Les tentatives de l'UE dans ce domaine visant à cartelliser la fiscalité au niveau européen doivent être dénoncées comme telles. La concurrence fiscale permet d'inciter les États à s'abstenir de pratiquer des taux confiscatoires. Les États européens seraient mieux inspirés de concurrencer la Suisse à la loyale : en baissant leurs impôts et simplifiant leurs systèmes fiscaux. Leurs économies – en piètre forme pour certains – en profiteraient certainement.

Cette sécurité juridique est néanmoins toute relative, puisque l’acquis de Schengen peut évoluer. Le danger pour le secret bancaire est qu’à terme, sur la base de la Convention d'application de l’accord, la Suisse doive accorder aux autres États une assistance judiciaire en matière pénale en cas de simple soustraction fiscale. La seule garantie tangible contre une telle évolution est la possibilité pour la Suisse de refuser, grâce à une clause d’opting out, de nouvelles réglementations de l'UE qui pourraient à l’avenir s’étendre au domaine de la fiscalité directe. Rien ne garantit cependant que les concessions faites par la Suisse dans le cadre des autres accords feront cesser les pressions contre le secret bancaire. Il est également discutable que la Suisse ait gagné en indépendance dans ce domaine en acceptant, avec l’accord sur la fiscalité de l’épargne, de se faire le collecteur d’impôts de l’UE, et il est douteux qu’un tel nouvel impôt puisse avoir des incidences positives pour la place financière suisse. Il n’y a pas non plus de raison de se réjouir de l’affaiblissement du secret bancaire par le biais de l’accord sur la fraude en ce qui concerne la fiscalité indirecte.

Et sans les accords bilatéraux II, le secret bancaire serait-il vraiment menacé ? Selon toute vraisemblance, non :

« Une majorité écrasante des personnes interrogées (78%) s'exprime clairement en faveur du maintien du secret professionnel du banquier (2004 : 76%). Par ailleurs, 74% des sondés estiment qu'il convient de résister à la pression internationale visant à renoncer au secret professionnel du banquier (contre 72% en 2004). »[39]

Le soutien de la population dont jouit le devoir de confidentialité du banquier laisse plutôt à penser que l’UE aurait bien de la peine à le faire tomber... si elle n’était aidée du Conseil fédéral.

3. Libre-échange et politique européenne de la Suisse

Il serait faux de croire qu'un refus de Schengen annoncerait la fin de la voie bilatérale. Au contraire, avec Schengen, la Suisse aurait fait un grand pas vers l'adhésion à l’UE ; ce serait donc plutôt une acceptation de Schengen qui remettrait en cause la voie bilatérale. En outre, la voie bilatérale ne signifie pas qu'il faille accepter n'importe quel accord ; au contraire, il devrait s'agir de négocier des solutions qui arrangent toutes les parties. Les bonnes relations, notamment commerciales, entre la Suisse et l’UE, ainsi que l’attractivité économique durable de la Suisse[40] n’ont pas été remises en cause par le refus de l’adhésion à l’UE, il n’y a pas de raison qu’elles le soient en cas de refus de Schengen/Dublin.

3.1 Union douanière contre ouverture économique

Le maintien du contrôle des marchandises malgré l’abandon de celui des personnes qu’impliquerait une association à Schengen risque de s’avérer difficile dans la pratique. Au lieu d’en venir à la libre circulation pure des marchandises, le Conseil fédéral risque plutôt d’y voir une raison pour conclure une union douanière avec l’UE. L’intégration dans l’UE sera alors proche de l’adhésion formelle, que le Conseil fédéral prônera aussitôt, afin d’obtenir le fameux « droit de codécision ». C’est un scénario dont l’économiste Franz Jaeger, professeur et directeur de l’Institut d’économie empirique et de politique économique de l’Université de Saint-Gall, évalue la plausibilité entre 60% et 70%.[41]

Une union douanière avec l’UE implique donc d’une part un risque accru d’adhésion à l’UE, avec tout ce que cela amènerait en termes de doublement de la TVA, de nécessité de reprendre des réglementations bureaucratiques[42] et de centralisation économique et politique ; d’autre part une politique tarifaire commune vis-à-vis des pays extérieurs à l’Union. La Suisse pourrait donc être amenée à devoir augmenter ses protections douanières au gré des Commissions européennes, alors qu’il serait préférable qu’elle puisse s’ouvrir économiquement au monde davantage que l’UE, tendanciellement nivelée par le bas, comme le suggère l’opposition à la directive Bolkestein sur la libéralisation des services ou la relativisation du pacte de stabilité. La directive Bolkestein, qui aurait pourtant contribué de façon essentielle à accroître la liberté économique et à faire jouer la concurrence institutionnelle vers moins de réglementations, a été écartée lors du dernier sommet de Bruxelles, entre autres pour des raisons stratégiques visant à mieux faire accepter le traité constitutionnelde l’UE aux Français syndicalisés qui ne le trouvent pas assez socialiste, alors qu’il n’a déjà pas grand chose de libéral, entérinant de nombreux « acquis sociaux » plutôt que de limiter le pouvoir des États.[43]

Concernant le Pacte de stabilité, la France et l’Allemagne, qui ne sont pas parmi les pays qui en ont le moins besoin,[44] ont pu obtenir qu’il soit amendé au point d’être vidé de sa substance, ce qui laisse présager que toute mesure censée les contraindre à une plus grande rigueur financière finira par être prévue sur mesure pour ne pas être trop contraignante.[45]

L’UE, qui prétendrait rivaliser avec les États-Unis en termes de puissance économique et compétitivité, tout en préservant le « modèle social européen », et dont d’aucuns postuleraient que la Suisse devrait y adhérer pour profiter de sa croissance, est pourtant loin derrière et la Suisse et les États-Unis d’après de nombreux indicateurs.[46]

 

La libre circulation des marchandises et la politique d’ouverture économique suisse en général ne devraient donc pas se limiter à l’UE, mais viser le libre-échange avec l’ensemble des pays du monde.[47] Comme pas en ce sens, la Suisse pourrait par exemple envisager un accord de libre-échange avec les États-Unis.[48]

3.2 Contribution à la « cohésion » de l’UE

Si le libre-échange est un moyen d’enrichir toutes les parties y prenant part, l’expérience indique que la subvention, en revanche, est une forme d’aide coûteuse, inefficace et souvent illusoire.

« L'élargissement de l'Union européenne (UE) constitue une étape décisive vers le renforcement de la paix, de la stabilité et de la prospérité en Europe, ce dont la Suisse ne peut que se réjouir tant il répond également à ses intérêts. À ce titre, le Conseil fédéral a décidé d'envisager une contribution aux fins d'encourager la cohésion sociale et économique en Europe. La Suisse est en principe prête à allouer annuellement un montant de 200 millions de francs, durant cinq ans, pour contribuer au développement de la nouvelle UE. »[49]

Berne a donc promis une aide d'un milliard de francs suisses pour « la cohésion » de l'UE. Les discussions sur le versement de ce milliard étaient liées à celles sur les bilatérales II – dont Schengen – comme s'il fallait payer quelque chose pour des services que l’UE allait rendre à la Suisse.

« La Commission européenne souhaite que Berne contribue financièrement au coût de la mise en place du grand marché unique, dont la Suisse profitera. »[50]

Il n’est pas clair comment la « mise en place » d'un marché unique pourrait avoir des coûts : abolition des contrôles des marchandises, moins de lois, moins de contrôles sembleraient plutôt mener à des économies. Certes, il y aura un manque à gagner en taxes protectionnistes, mais leur montant sera forcément inférieur aux gains du libre-échange pour l’ensemble de la société.

C'est précisément la veille de conclure les bilatérales II que Berne a accepté le tribut exigé :

« Les ambassadeurs des 25 pays membres de l'Union européenne (UE) ont examiné jeudi le projet de compromis sur le 2e cycle de négociations bilatérales. Et ce n'est pas un hasard si la Suisse a promis la veille de verser un milliard de francs sur cinq ans au Fonds de cohésion de l'UE. »[51]

Sur le principe, il conviendrait de commencer par s'interroger sur la justification de ce genre d'aide. Il est bien sûr toujours facile d’être généreux avec l’argent des autres. L’aide à ceux qui en ont besoin devrait donc se faire sur une base strictement volontaire, et non par des impôts redistributionnistes ou du subventionnement étatique, ne tenant compte de l’inefficacité économique de l'allocation étatisée des ressources, largement documentée par la théorie comme l’Histoire. Les pays de l'Europe de l'Est devraient être les premiers, avec leur expérience réelle de l'inefficacité des redistributions, à se montrer critiques par rapport à ce genre d'aides. Et en auraient-ils vraiment besoin ? L’ouverture des marchés est déjà une forme mutuellement profitable « d’aide ». Quant au développement économique, l’investissement vaut toujours mieux que l’aumône ; de nombreux pays post-communistes semblent bien l’avoir compris, en attirant les investisseurs étrangers par une fiscalité attrayante, par exemple de type « flat tax ». Et c’est là justement que l’UE ferait mieux de pratiquer le laissez-faire, et laisser ces pays pratiquer la concurrence fiscale qu’elle craint tant, plutôt que de vouloir se lancer dans de grands rêves constructivistes d’« harmonisation » et de « cohésion », si l’UE voulait vraiment défendre le libre-échange et le libéralisme.

De plus, dans tout échange volontaire entre deux parties, les deux sont gagnantes : chaque partie accorde plus de valeur à ce qu'elle obtient qu'à ce qu'elle échange, sinon elle ne l'échangerait pas. Les nouveaux pays membres profitent de leurs échanges commerciaux pour la même raison que la Suisse en profite : par la définition même de « l’échange volontaire ». Donc, si l'économie suisse profite de l'élargissement de l'UE par le commerce avec les nouveaux pays membres, ceux-ci en profiteront également. Il n’est donc pas clair pourquoi et pour quoi la Suisse devrait payer un milliard de francs, d'autant moins que ce paiement semble plus conditionné par les accords bilatéraux II, dont nous avons mentionné quelques désavantages, plutôt que par l'extension de l'UE à proprement parler.

Enfin, ce « don généreux » sera de toute façon payé par l'ensemble des contribuables suisses – qu'ils l'aient ou non accepté individuellement – et se traduira donc nécessairement par une ponction fiscale (bien que le Bureau de l'intégration prétende que « le financement de cette aide n'impliquera pas de dépenses supplémentaires pour la Confédération. »,[52] nous avons de la peine à croire qu'un milliard de francs, compensés ou non, vont tomber du ciel).

Conclusion

La Suisse devrait s’engager dans la voie du libre-échange global et non celle du régionalisme continental. Elle devrait garantir la liberté de contrat, notamment en permettant le libre établissement des travailleurs d’Europe et d’ailleurs et rester une place financière attractive préservant la sphère privée et la confidentialité des informations bancaires, et non dévier vers la vision européenne de l’État – tendanciellement omnipotent, omniprésent, centralisé, bureaucratique et informé sur les diverses possessions des citoyens.

Si l’abolition des frontières n’est pas à rejeter sur le principe (par exemple, personne ne conteste qu’il n’y ait pas de frontières entre les cantons suisses), elle ne saurait être envisagée sérieusement que si l’une de ces deux conditions est remplie : soit qu’elle est proposée pour un espace ayant un niveau de vie et de sécurité relativement homogène, soit qu’une alternative crédible à la frontière en tant qu’outil de sécurité est offerte.

Or, il est chimérique de considérer, pour le moment du moins, l’Europe comme un tel espace, qui de plus devrait avoir un niveau de sécurité supérieur au reste du monde pour que la distinction entre frontières intra-européennes et extérieures que nous avons critiquée soit justifiée. L’autre option, qui serait de compter sur les divers systèmes de surveillance et de fichage de la population (SIS, Eurodac, registre des propriétaires d’armes) pour compenser la perte de sécurité induite par l’abolition des frontières, ne nous semble même pas suffisante pour atteindre ce but-là, encore moins celui d’amener un gain en sécurité, et serait par ailleurs trop coûteuse en termes de liberté.

Quant aux lois plus « sévères » telle la loi sur les armes modifiée pour répondre aux exigences de Schengen, censée aider à lutter contre les abus, elles se révèlent illusoires voire contre-productives. Les apports de Schengen en matière de sécurité sont donc pour le moins douteux ; en particulier, il est fort peu probable qu’ils puissent aider à endiguer la criminalité transfrontalière. Il est tout aussi illusoire d’espérer que Dublin résolve les problèmes dans le domaine de l’asile et de la migration, puisque cet accord ne change pas grand chose aux principes qui guident la politique suisse dans ce domaine. Au contraire, il faudrait plutôt craindre que l’association à Dublin cimente le statu quo et donc ne permette plus l’émergence d’un nouveau système davantage compatible avec nos traditions humanitaires.

De par les atteintes majeures aux droits de propriété individuels, à la concurrence institutionnelle et au libre-échange qu’impliquerait ou que pourrait impliquer l’association de la Suisse à Schengen/Dublin, le projet mérite au moins une reconsidération sérieuse.Comme l’a peut-être correctement identifié notre ministre des Affaires étrangères, « Schengen est un projet social-démocrate ».[53]Social-démocrate ou non, l’association de la Suisse à ces accords nous semble indéfendable d’un point de vue libéral.